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LE LYS DE LA VALLÉE.

voir, et je le rencontrai sur la terrasse. Nous nous promenâmes pendant long-temps. D’abord il me parla de la comtesse en homme qui connaissait l’étendue de sa perte, et tout le dommage qu’elle causait à sa vie intérieure. Mais, après le premier cri de sa douleur, il se montra plus préoccupé de l’avenir que du présent. Il craignait sa fille, qui n’avait pas, me dit-il, la douceur de sa mère. Le caractère ferme de Madeleine, chez laquelle je ne sais quoi d’héroïque se mêlait aux qualités gracieuses de sa mère, épouvantait ce vieillard accoutumé aux tendresses d’Henriette, et qui pressentait une volonté que rien ne devait plier. Mais ce qui pouvait le consoler de cette perte irréparable était la certitude de bientôt rejoindre sa femme : les agitations et les chagrins de ces derniers jours avaient augmenté son état maladif, et réveillé ses anciennes douleurs ; le combat qui se préparait entre son autorité de père et celle de sa fille, qui devenait maîtresse de maison, allait lui faire finir ses jours dans l’amertume ; car là où il avait pu lutter avec sa femme, il devait toujours céder à son enfant. D’ailleurs son fils s’en irait, sa fille se marierait ; quel gendre aurait-il ? Quoiqu’il parlât de mourir promptement, il se sentait seul, sans sympathies pour long-temps encore.

Pendant cette heure où il ne parla que de lui-même en me demandant mon amitié au nom de sa femme, il acheva de me dessiner complétement la grande figure de l’Émigré, l’un des types les plus imposants de notre époque. Il était en apparence faible et cassé, mais la vie semblait devoir persister en lui, précisément à cause de ses mœurs sobres et de ses occupations champêtres. Au moment où j’écris il vit encore. Quoique Madeleine pût nous apercevoir allant le long de la terrasse, elle ne descendit pas ; elle s’avança sur le perron et rentra dans la maison à plusieurs reprises, afin de me marquer son mépris. Je saisis le moment où elle vint sur le perron, je priai le comte de monter au château ; j’avais à parler à Madeleine, je prétextai une dernière volonté que la comtesse m’avait confiée, je n’avais plus que ce moyen de la voir, le comte l’alla chercher et nous laissa seuls sur la terrasse.

— Chère Madeleine, lui dis-je, si je dois vous parler, n’est-ce pas ici où votre mère m’écouta quand elle eut à se plaindre moins de moi que des événements de la vie. Je connais vos pensées, mais ne me condamnez-vous pas sans connaître les faits ? La vie et mon bonheur sont attachés à ces lieux, vous le savez, et vous m’en ban-