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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

habit de voyage dans un salon où je la trouvai pompeusement habillée, environnée de cinq personnes. Lord Dudley, l’un des vieux hommes d’état les plus considérables de l’Angleterre, se tenait debout devant la cheminée, gourmé, plein de morgue, froid, avec l’air railleur qu’il doit avoir au Parlement, il sourit en entendant mon nom. Les deux enfants d’Arabelle qui ressemblaient prodigieusement à de Marsay, l’un des fils naturels du vieux lord, et qui était là, sur la causeuse près de la marquise, se trouvaient près de leur mère. Arabelle en me voyant prit aussitôt un air hautain, fixa son regard sur ma casquette de voyage, comme si elle eût voulu me demander à chaque instant ce que je venais faire chez elle. Elle me toisa comme elle eût fait d’un gentilhomme campagnard qu’on lui aurait présenté. Quant à notre intimité, à cette passion éternelle, à ces serments de mourir si je cessais de l’aimer, à cette fantasmagorie d’Armide, tout avait disparu comme un rêve. Je n’avais jamais serré sa main, j’étais un étranger, elle ne me connaissait pas. Malgré le sang-froid diplomatique auquel je commençais à m’habituer, je fus surpris, et tout autre à ma place ne l’eût pas été moins. De Marsay souriait à ses bottes qu’il examinait avec une affectation singulière. J’eus bientôt pris mon parti. De toute autre femme, j’aurais accepté modestement une défaite ; mais outré de voir debout l’héroïne qui voulait mourir d’amour, et qui s’était moquée de la morte, je résolus d’opposer l’impertinence à l’impertinence. Elle savait le désastre de lady Brandon : le lui rappeler, c’était lui donner un coup de poignard au cœur quoique l’arme dût s’y émousser.

— Madame, lui dis-je, vous me pardonnerez d’entrer chez vous si cavalièrement, quand vous saurez que j’arrive de Touraine, et que lady Brandon m’a chargé pour vous d’un message qui ne souffre aucun retard. Je craignais de vous trouver partie pour le Lancashire ; mais, puisque vous restez à Paris, j’attendrai vos ordres et l’heure à laquelle vous daignerez me recevoir.

Elle inclina la tête et je sortis. Depuis ce jour, je ne l’ai plus rencontrée que dans le monde où nous échangeons un salut amical et quelquefois une épigramme. Je lui parle des femmes inconsolables du Lancashire, elle me parle des Françaises qui font honneur à leur désespoir de leurs maladies d’estomac. Grâce à ses soins, j’ai un ennemi mortel dans de Marsay, qu’elle affectionne beaucoup. Et moi je dis qu’elle épouse les deux générations. Ainsi rien ne