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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

À MONSIEUR LE COMTE FÉLIX DE VANDENESSE.

« Cher comte, vous avez reçu de cette pauvre madame de Mortsauf une lettre qui, dites-vous, ne vous a pas été inutile pour vous conduire dans le monde, lettre à laquelle vous devez votre haute fortune. Permettez-moi d’achever votre éducation. De grâce, défaites-vous d’une détestable habitude ; n’imitez pas les veuves qui parlent toujours de leur premier mari, qui jettent toujours à la face du second les vertus du défunt. Je suis Française, cher comte ; je voudrais épouser tout l’homme que j’aimerais, et ne saurais en vérité épouser madame de Mortsauf. Après avoir lu votre récit avec l’attention qu’il mérite, et vous savez quel intérêt je vous porte, il m’a semblé que vous aviez considérablement ennuyé lady Dudley en lui opposant les perfections de madame de Mortsauf, et fait beaucoup de mal à la comtesse en l’accablant des ressources de l’amour anglais. Vous avez manqué de tact envers moi, pauvre créature, qui n’ai d’autre mérite que celui de vous plaire ; vous m’avez donné à entendre que je ne vous aimais ni comme Henriette, ni comme Arabelle. J’avoue mes imperfections, je les connais ; mais pourquoi me les faire si rudement sentir ? Savez-vous pour qui je suis prise de pitié ? pour la quatrième femme que vous aimerez. Celle-là sera nécessairement forcée de lutter avec trois personnes ; aussi dois-je vous prémunir, dans votre intérêt comme dans le sien, contre le danger de votre mémoire. Je renonce à la gloire laborieuse de vous aimer : il faudrait trop de qualités catholiques ou anglicanes, et je ne me soucie pas de combattre des fantômes. Les vertus de la Vierge de Clochegourde désespéreraient la femme la plus sûre d’elle-même, et votre intrépide Amazone décourage les plus hardis désirs de bonheur. Quoi qu’elle fasse, une femme ne pourra jamais espérer pour vous des joies égales à son ambition. Ni le cœur ni les sens ne triompheront jamais de vos souvenirs. Vous avez oublié que nous montons souvent à cheval. Je n’ai pas su réchauffer le soleil attiédi par la mort de votre sainte Henriette, le frisson vous prendrait à côté de moi. Mon ami, car vous serez toujours mon ami, gardez-vous de recommencer de pareilles confidences qui mettent