Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 7.djvu/67

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
51
LES RIVALITÉS: LA VIEILLE FILLE.

par les autres, et l’on y veut l’égalité de l’esprit aussi bien que l’égalité des mœurs. Le mariage de mademoiselle Cormon était devenu dès 1804 quelque chose de si problématique que se marier comme mademoiselle Cormon fut dans Alençon une phrase proverbiale qui équivalait à la plus railleuse des négations. Il faut que l’esprit moqueur soit un des plus impérieux besoins de la France pour que cette excellente personne excitât quelques railleries dans Alençon. Non-seulement elle recevait toute la ville, elle était charitable, pieuse et incapable de dire une méchanceté ; mais encore elle concordait à l’esprit général et aux mœurs des habitants qui l’aimaient comme le plus pur symbole de leur vie ; car elle s’était encroûtée dans les habitudes de la province, elle n’en était jamais sortie, elle en avait les préjugés, elle en épousait les intérêts, elle l’adorait. Malgré ses dix-huit mille livres de rente en fonds de terre, fortune considérable en province, elle restait à l’unisson des maisons moins riches. Quand elle se rendait à sa terre du Prébaudet, elle y allait dans une vieille carriole d’osier, suspendue sur deux soupentes en cuir blanc, attelée d’une grosse jument poussive, et que fermaient à peine deux rideaux de cuir rougi par le temps. Cette carriole, connue de toute la ville, était soignée par Jacquelin autant que le plus beau coupé de Paris : mademoiselle y tenait, elle s’en servait depuis douze ans, elle faisait observer ce fait avec la joie triomphante de l’avarice heureuse. La plupart des habitants savaient gré à mademoiselle Cormon de ne pas les humilier par le luxe qu’elle aurait pu afficher ; il est même à croire que, si elle avait fait venir de Paris une calèche, on en aurait plus glosé que de ses mariages manqués. La plus brillante voiture d’ailleurs l’aurait conduite au Prébaudet tout comme la vieille carriole. Or, la Province, qui voit toujours la fin, s’inquiète assez peu de la beauté des moyens, pourvu qu’ils soient efficients.

Pour achever la peinture des mœurs intimes de cette maison, il est nécessaire de grouper, autour de mademoiselle Cormon et de l’abbé de Sponde, Jacquelin, Josette et Mariette la cuisinière qui s’employaient au bonheur de l’oncle et de la nièce. Jacquelin, homme de quarante ans, gros et court, rougeot, brun, à figure de matelot breton, était au service de la maison depuis vingt-deux ans. Il servait à table, il pansait la jument, il jardinait, il cirait les souliers de l’abbé, faisait les commissions, sciait le bois, conduisait la carriole, allait chercher l’avoine, la paille et le foin au