Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/146

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elles pas tourmenté de brillantes existences ? La question du costume est d’ailleurs énorme chez ceux qui veulent paraître avoir ce qu’ils n’ont pas, car c’est souvent le meilleur moyen de le posséder plus tard. Lucien eut une sueur froide en pensant que le soir il allait comparaître ainsi vêtu devant la marquise d’Espard, la parente d’un Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi, devant une femme chez laquelle allaient les illustrations de tous les genres, des illustrations choisies.

— J’ai l’air du fils d’un apothicaire, d’un vrai courtaud de boutique ! se dit-il à lui-même avec rage en voyant passer les gracieux, les coquets, les élégants jeunes gens des familles du faubourg Saint-Germain, qui tous avaient une manière à eux qui les rendait tous semblables par la finesse des contours, par la noblesse de la tenue, par l’air du visage ; et tous différents par le cadre que chacun s’était choisi pour se faire valoir. Tous faisaient ressortir leurs avantages par une espèce de mise en scène que les jeunes gens entendent à Paris aussi bien que les femmes. Lucien tenait de sa mère les précieuses distinctions physiques dont les priviléges éclataient à ses yeux ; mais cet or était dans sa gangue, et non mis en œuvre. Ses cheveux étaient mal coupés. Au lieu de maintenir sa figure haute par une souple baleine, il se sentait enseveli dans un vilain col de chemise ; et sa cravate, n’offrant pas de résistance, lui laissait pencher sa tête attristée. Quelle femme eût deviné ses jolis pieds dans la botte ignoble qu’il avait apportée d’Angoulême ? Quel jeune homme eût envié sa jolie taille déguisée par le sac bleu qu’il avait cru jusqu’alors être un habit ? Il voyait de ravissants boutons sur des chemises étincelantes de blancheur, la sienne était rousse ! Tous ces élégants gentilshommes étaient merveilleusement gantés, et il avait des gants de gendarme ! Celui-ci badinait avec une canne délicieusement montée. Celui-là portait une chemise à poignets retenus par de mignons boutons d’or. En parlant à une femme, l’un tordait une charmante cravache, et les plis abondants de son pantalon tacheté de quelques petites éclaboussures, ses éperons retentissants, sa petite redingote serrée montraient qu’il allait remonter sur un des deux chevaux tenus par un tigre gros comme le poing. Un autre tirait de la poche de son gilet une montre plate comme une pièce de cent sous, et regardait l’heure en homme qui avait avancé ou manqué l’heure d’un rendez-vous. En regardant ces jolies bagatelles que Lucien ne soupçonnait pas, le monde des su-