Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/158

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de Listomère, il fait des progrès, il nous lorgne ! Il connaît sans doute monsieur, reprit le dandy en s’adressant à Lucien mais sans le regarder.

— Il est difficile, répondit madame de Bargeton, que le nom du grand homme dont nous sommes fiers ne soit pas venu jusqu’à lui ; sa sœur a entendu dernièrement monsieur de Rubempré nous lire de très-beaux vers.

Félix de Vandenesse et de Marsay saluèrent la marquise et se rendirent chez madame de Listomère. Le second acte commença, et chacun laissa madame d’Espard, sa cousine et Lucien seuls ; les uns pour aller expliquer madame de Bargeton aux femmes intriguées de sa présence, les autres pour raconter l’arrivée du poète et se moquer de sa toilette. Lucien fut heureux de la diversion que produisait le spectacle. Toutes les craintes de madame de Bargeton relativement à Lucien furent augmentées par l’attention que sa cousine avait accordée au baron du Châtelet, et qui avait un tout autre caractère que sa politesse protectrice envers Lucien. Pendant le second acte, la loge de madame de Listomère resta pleine de monde, et parut agitée par une conversation où il s’agissait de madame de Bargeton et de Lucien. Le jeune Rastignac était évidemment l’amuseur de cette loge, il donnait le branle à ce rire parisien qui, se portant chaque jour sur une nouvelle pâture, s’empresse d’épuiser le sujet présent en en faisant quelque chose de vieux et d’usé dans un seul moment. Madame d’Espard devint inquiète ; mais elle devinait les mœurs parisiennes, et savait qu’on ne laisse ignorer aucune médisance à ceux qu’elle blesse : elle attendit la fin de l’acte. Quand les sentiments se sont retournés sur eux-mêmes comme chez Lucien et chez madame de Bargeton, il se passe d’étranges choses en peu de temps : les révolutions morales s’opèrent par des lois d’un effet rapide. Louise avait présentes à la mémoire les paroles sages et politiques que du Châtelet lui avait dites sur Lucien en revenant du Vaudeville ; chaque phrase était une prophétie, et Lucien prit à tâche de les accomplir toutes. En perdant ses illusions sur madame de Bargeton, comme madame de Bargeton perdait les siennes sur lui, le pauvre enfant, de qui la destinée ressemblait un peu à celle de J.-J. Rousseau, l’imita en ce point qu’il fut fasciné par madame d’Espard ; et il s’amouracha d’elle aussitôt. Les jeunes gens ou les hommes qui se souviennent de leurs émotions de jeunesse comprendront que cette passion était extrêmement