Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/160

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— Il a pris le nom de sa mère, dit Anaïs embarrassée.

— Mais quel est le nom de son père ?

— Chardon.

— Et que faisait ce Chardon ?

— Il était pharmacien.

— J’étais bien sûre, ma chère amie, que tout Paris ne pouvait se moquer d’une femme que j’adopte. Je ne me soucie pas de voir venir ici des plaisants enchantés de me trouver avec le fils d’un apothicaire ; si vous m’en croyez, nous nous en irons ensemble, et à l’instant.

Madame d’Espard prit un air assez impertinent, sans que Lucien pût deviner en quoi il avait donné lieu à ce changement de visage. Il pensa que son gilet était de mauvais goût, ce qui était vrai ; que la façon de son habit était d’une mode exagérée, ce qui était encore vrai. Il reconnut avec une secrète amertume qu’il fallait se faire habiller par un habile tailleur, et il se promit bien le lendemain d’aller chez le plus célèbre, afin de pouvoir, lundi prochain, rivaliser avec les hommes qu’il trouverait chez la marquise. Quoique perdu dans ses réflexions, ses yeux, attentifs au troisième acte, ne quittaient pas la scène. Tout en regardant les pompes de ce spectacle unique, il se livrait à son rêve sur madame d’Espard. Il fut au désespoir de cette subite froideur qui contrariait étrangement l’ardeur intellectuelle avec laquelle il attaquait ce nouvel amour, insouciant des difficultés immenses qu’il apercevait, et qu’il se promettait de vaincre. Il sortit de sa profonde contemplation pour revoir sa nouvelle idole ; mais en tournant la tête, il se vit seul ; il avait entendu quelque léger bruit, la porte se fermait, madame d’Espard entraînait sa cousine. Lucien fut surpris au dernier point de ce brusque abandon, mais il n’y pensa pas long-temps, précisément parce qu’il le trouvait inexplicable.

Quand les deux femmes furent montées dans leur voiture et qu’elle roula par la rue de Richelieu vers le faubourg Saint-Honoré, la marquise dit avec un ton de colère déguisée : — Ma chère enfant, à quoi pensez-vous ? mais attendez donc que le fils d’un apothicaire soit réellement célèbre avant de vous y intéresser. Ce n’est ni votre fils ni votre amant, n’est-ce pas ? dit cette femme hautaine en jetant à sa cousine un regard inquisitif et clair.

— Quel bonheur pour moi d’avoir tenu ce petit à distance et de ne lui avoir rien accordé ! pensa madame de Bargeton.