Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/27

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
15
ILLUSIONS PERDUES : LES DEUX POÈTES.

ciale de l’industrie parisienne. Les nuances si tranchées dans les Départements disparaissent dans le grand mouvement de Paris. Ses concurrents, les frères Cointet se mirent à l’unisson des opinions monarchiques, ils firent ostensiblement maigre, hantèrent la cathédrale, cultivèrent les prêtres, et réimprimèrent les premiers livres religieux dont le besoin se fit sentir. Les Cointet prirent ainsi l’avance dans cette branche lucrative, et calomnièrent David Séchard en l’accusant de libéralisme et d’athéisme. Comment, disaient-ils, employer un homme qui avait pour père un septembriseur, un ivrogne, un bonapartiste, un vieil avare qui devait lui laisser des monceaux d’or ? Ils étaient pauvres, chargés de famille, tandis que David était garçon et serait puissamment riche ; aussi n’en prenait-il qu’à son aise, etc. Influencés par ces accusations portées contre David, la Préfecture et l’évêché finirent par donner le privilége de leurs impressions aux frères Cointet. Bientôt ces avides antagonistes, enhardis par l’incurie de leur rival, créèrent un second journal d’annonces. La vieille imprimerie fut réduite aux impressions de la ville, et le produit de sa feuille d’annonces diminua de moitié. Riche de gains considérables réalisés sur les livres d’église et de piété, la maison Cointet proposa bientôt aux Séchard de leur acheter leur journal, afin d’avoir les annonces du département et les insertions judiciaires sans partage. Aussitôt que David eut transmis cette nouvelle à son père, le vieux vigneron, épouvanté déjà par les progrès de la maison Cointet, fondit de Marsac sur la place du Mûrier avec la rapidité du corbeau qui a flairé les cadavres d’un champ de bataille.

— Laisse-moi manœuvrer les Cointet, ne te mêle pas de cette affaire, dit-il à son fils.

Le vieillard eut bientôt deviné l’intérêt des Cointet, il les effraya par la sagacité de ses aperçus. Son fils commettait une sottise qu’il venait empêcher, disait-il. — Sur quoi reposera notre clientèle, s’il cède notre journal ? Les avoués, les notaires, tous les négociants de l’Houmeau seront libéraux ; les Cointet ont voulu nuire aux Séchard en les accusant de Libéralisme, ils leur ont ainsi préparé une planche de salut, les annonces des Libéraux resteront aux Séchard ! Vendre le journal ! mais autant vendre matériel et brevet. Il demandait alors aux Cointet soixante mille francs de l’imprimerie pour ne pas ruiner son fils : il aimait son fils, il défendait son fils. Le vigneron se servit de son fils comme les paysans se servent de leurs femmes : son fils voulait ou ne voulait pas, selon les proposi-