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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

en rose, ou se coiffer à l’enfant. Quoique leur fortune n’excédât pas douze mille livres de rente, elle était classée parmi les six fortunes les plus considérables de la vieille ville, les négociants et les administrateurs exceptés. La nécessité de cultiver leur père, dont madame de Bargeton attendait l’héritage pour aller à Paris, et qui le fit si bien attendre que son fils mourut avant lui, força monsieur et madame de Bargeton d’habiter Angoulême, où les brillantes qualités d’esprit et les richesses brutes cachées dans le cœur de Naïs devaient se perdre sans fruit, et se changer avec le temps en ridicules. En effet, nos ridicules sont en grande partie causés par un beau sentiment, par des vertus ou par des facultés portées à l’extrême. La fierté que ne modifie pas l’usage du grand monde devient de la roideur en se déployant sur de petites choses au lieu de s’agrandir dans un cercle de sentiments élevés. L’exaltation, cette vertu dans la vertu, qui engendre les saintes, qui inspire les dévouements cachés et les éclatantes poésies, devient de l’exagération en se prenant aux riens de la province. Loin du centre où brillent les grands esprits, où l’air est chargé de pensées, où tout se renouvelle, l’instruction vieillit, le goût se dénature comme une eau stagnante. Faute d’exercice, les passions se rapetissent en grandissant des choses minimes. Là est la raison de l’avarice et du commérage qui empestent la vie de province. Bientôt, l’imitation des idées étroites et des manières mesquines gagne la personne la plus distinguée. Ainsi périssent des hommes nés grands, des femmes qui, redressées par les enseignements du monde et formées par des esprits supérieurs, eussent été charmantes. Madame de Bargeton prenait la lyre à propos d’une bagatelle, sans distinguer les poésies personnelles des poésies publiques. Il est en effet des sensations incomprises qu’il faut garder pour soi-même. Certes, un coucher de soleil est un grand poème, mais une femme n’est-elle pas ridicule en le dépeignant à grands mots devant des gens matériels ? Il s’y rencontre de ces voluptés qui ne peuvent se savourer qu’à deux, poète à poète, cœur à cœur. Elle avait le défaut d’employer de ces immenses phrases bardées de mots emphatiques, si ingénieusement nommées des tartines dans l’argot du journalisme qui tous les matins en taille à ses abonnés de fort peu digérables, et que néanmoins ils avalent. Elle prodiguait démesurément des superlatifs qui chargeaient sa conversation où les moindres choses prenaient des proportions gigantesques. Dès cette époque elle commençait à tout