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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/510

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six mois que depuis son veuvage. Lucien avait eu la chance d’être Rubempré par ordonnance du roi, de recommencer cette famille, d’en faire revivre le titre et les armes, de devenir grand ! Et il était tombé dans la fange ! Car, plus sévère pour lui que la sœur, elle avait regardé Lucien comme perdu, le jour où elle apprit l’affaire des billets. Les mères veulent quelquefois se tromper ; mais elles connaissent toujours bien les enfants qu’elles ont nourris, qu’elles n’ont pas quittés, et, dans les discussions que soulevaient entre David et sa femme les chances de Lucien à Paris, madame Chardon, tout en paraissant partager les illusions d’Ève sur son frère, tremblait que David n’eût raison, car il parlait comme elle entendait parler sa conscience de mère. Elle connaissait trop la délicatesse de sensation de sa fille pour pouvoir lui exprimer ses douleurs, elle était donc forcée de les dévorer dans ce silence dont sont capables seulement les mères qui savent aimer leurs enfants.

Ève, de son côté, suivait avec terreur les ravages que faisaient les chagrins chez sa mère, elle la voyait passant de la vieillesse à la décrépitude, et allant toujours ! La mère et la fille se faisaient donc l’une à l’autre de ces nobles mensonges qui ne trompent point. Dans la vie de cette mère, la phrase du féroce vigneron fut la goutte d’eau qui devait remplir la coupe des afflictions, madame Chardon se sentit atteinte au cœur.

Aussi, quand Ève dit au prêtre : — Monsieur, voici ma mère ! quand l’abbé regarda ce visage macéré comme celui d’une vieille religieuse, encadré de cheveux entièrement blanchis, mais embelli par l’air doux et calme des femmes pieusement résignées, et qui marchent, comme on dit, à la volonté de Dieu, comprit-il toute la vie de ces deux créatures. Le prêtre n’eut plus de pitié pour le bourreau, pour Lucien, il frémit en devinant tous les supplices subis par les victimes.

— Ma mère, dit Ève en s’essuyant les yeux, mon pauvre frère est bien près de nous, il est à Marsac.

— Et pourquoi pas ici ? demanda madame Chardon.

L’abbé Marron raconta tout ce que Lucien lui avait dit des misères de son voyage, et les malheurs de ses derniers jours à Paris. Il peignit les angoisses qui venaient d’agiter le poète quand il avait appris quels étaient au sein de sa famille les effets de ses imprudences et quelles étaient ses appréhensions sur l’accueil qui pouvait l’attendre à Angoulême.