Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/514

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par dévouement pour notre cher David ; enfin, elle est devenue, par ta faute, mon unique consolation.

— Vous pouviez être plus sévère, dit Lucien en embrassant sa mère. J’accepte votre pardon, parce que ce sera le seul que j’aurai jamais à recevoir.

Ève revint : à la pose humiliée de son frère, elle comprit que madame Chardon avait parlé. Sa bonté lui mit un sourire sur les lèvres, auquel Lucien répondit par des larmes réprimées. La présence a comme un charme, elle change les dispositions les plus hostiles entre amants comme au sein des familles, quelque forts que soient les motifs de mécontentement. Est-ce que l’affection trace dans le cœur des chemins où l’on aime à retomber ? Ce phénomène appartient-il à la science du magnétisme ? La raison dit-elle qu’il faut ou ne jamais se revoir, ou se pardonner ? Que ce soit au raisonnement, à une cause physique ou à l’âme que cet effet appartienne, chacun doit avoir éprouvé que les regards, le geste, l’action d’un être aimé retrouvent chez ceux qu’il a le plus offensés, chagrinés ou maltraités, des vestiges de tendresse. Si l’esprit oublie difficilement, si l’intérêt souffre encore ; le cœur, malgré tout, reprend sa servitude. Aussi, la pauvre sœur, en écoutant jusqu’à l’heure du déjeuner les confidences du frère, ne fut-elle pas maîtresse de ses yeux quand elle le regarda, ni de son accent quand elle laissa parler son cœur. En comprenant les éléments de la vie littéraire à Paris, elle comprit comment Lucien avait pu succomber dans la lutte. La joie du poète en caressant l’enfant de sa sœur, ses enfantillages, le bonheur de revoir son pays et les siens, mêlé au profond chagrin de savoir David caché, les mots de mélancolie qui échappèrent à Lucien, son attendrissement en voyant qu’au milieu de sa détresse sa sœur s’était souvenue de son goût quand Marion servit les fraises ; tout, jusqu’à l’obligation de loger le frère prodigue et de s’occuper de lui, fit de cette journée une fête. Ce fut comme une halte dans la misère. Le père Séchard lui-même fit rebrousser aux deux femmes le cours de leurs sentiments, en disant : — Vous le fêtez, comme s’il vous apportait des mille et des cents !…

— Mais qu’a donc fait mon frère pour ne pas être fêté ?… s’écria madame Séchard jalouse de cacher la honte de Lucien.

Néanmoins, les premières tendresses passées, les nuances du vrai percèrent. Lucien aperçut bientôt chez Ève la différence de l’affec-