Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/518

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« Le maire de l’Escarbas, monsieur de Nègrepelisse, représentant de la branche cadette des d’Espard, père de madame du Châtelet, récemment nommé comte, Pair de France, et Commandeur de l’ordre royal de Saint-Louis, est, dit-on, désigné pour présider le grand collége électoral d’Angoulême aux prochaines élections. »

— Tiens, dit Lucien à sa sœur en lui apportant le journal.

Après avoir lu l’article attentivement, Ève rendit la feuille à Lucien d’un air pensif.

— Que dis-tu de cela ?… lui demanda Lucien étonné d’une prudence qui ressemblait à de la froideur.

— Mon ami, répondit-elle, ce journal appartient aux Cointet, ils sont absolument les maîtres d’y insérer des articles, et ne peuvent avoir la main forcée que par la Préfecture ou par l’Évêché. Supposes-tu ton ancien rival, aujourd’hui préfet, assez généreux pour chanter ainsi tes louanges ? oublies-tu que les Cointet nous poursuivent sous le nom de Métivier et veulent sans doute amener David à les faire profiter de ses découvertes ?… De quelque part que vienne cet article, je le trouve inquiétant. Tu n’excitais ici que des haines, des jalousies ; on t’y calomniait en vertu du proverbe : Nul n’est prophète en son pays, et voilà que tout change en un clin d’œil !…

— Tu ne connais pas l’amour-propre des villes de province, répondit Lucien. On est allé dans une petite ville du Midi recevoir en triomphe, aux portes de la ville, un jeune homme qui avait remporté le prix d’honneur au grand concours, en voyant en lui un grand homme en herbe !

— Écoute-moi, mon cher Lucien, je ne veux pas te sermonner, je te dirai tout dans un seul mot : ici défie-toi des plus petites choses.

— Tu as raison, répondit Lucien surpris de trouver sa sœur si peu enthousiaste.

Le poète était au comble de la joie de voir changer en un triomphe sa mesquine et honteuse rentrée à Angoulême.

— Vous ne croyez pas au peu de gloire qui nous coûte si cher ! s’écria Lucien après une heure de silence pendant laquelle il s’amassa comme un orage dans son cœur.

Pour toute réponse, Ève regarda Lucien, et ce regard le rendit honteux de son accusation.