Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/561

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nait ce récit, d’autant plus poétiquement débité que Lucien le répétait pour la troisième fois depuis quinze jours, il arrivait au point où, sur la route, près de Ruffec, se trouve le domaine de la famille de Rastignac, dont le nom, la première fois qu’il le prononça, fit faire un mouvement à l’Espagnol.

— Voici, dit-il, d’où est parti le jeune Rastignac qui ne me vaut certes pas, et qui a eu plus de bonheur que moi.

— Ah !

— Oui, cette drôle de gentilhommière est la maison de son père. Il est devenu, comme je vous le disais, l’amant de madame de Nucingen, la femme du fameux banquier. Moi, je me suis laissé aller à la poésie ; lui, plus habile, a donné dans le solide…

Le prêtre fit arrêter sa calèche, il voulut, par curiosité, parcourir la petite avenue qui de la route conduisait à la maison et regarda tout avec plus d’intérêt que Lucien n’en attendait d’un prêtre espagnol.

— Vous connaissez donc les Rastignac ?… lui demanda Lucien.

— Je connais tout Paris, dit l’Espagnol en remontant dans sa voiture. Ainsi, faute de dix ou douze mille francs, vous alliez vous tuer. Vous êtes un enfant, vous ne connaissez ni les hommes, ni les choses. Une destinée vaut tout ce que l’homme l’estime, et vous n’évaluez votre avenir que douze mille francs ; eh ! bien, je vous achèterai tout-à-l’heure davantage. Quant à l’emprisonnement de votre beau-frère, c’est une vétille : si ce cher monsieur Séchard a fait une découverte, il sera riche. Les riches n’ont jamais été mis en prison pour dettes. Vous ne me paraissez pas fort en Histoire. Il y a deux Histoires : l’Histoire officielle, menteuse, qu’on enseigne, l’Histoire ad usum delphini ; puis l’Histoire secrète, où sont les véritables causes des événements, une histoire honteuse. Laissez-moi vous raconter, en trois mots, une autre historiette que vous ne connaissez pas. Un ambitieux, prêtre et jeune, veut entrer aux affaires publiques, il se fait le chien couchant du favori, le favori d’une reine ; le favori devient son bienfaiteur, et lui donne le rang de ministre en lui donnant place au Conseil. Un soir, un de ces hommes qui croient rendre service (ne rendez jamais un service qu’on ne vous demande pas !) écrit au jeune ambitieux que la vie de son bienfaiteur est menacée. Le roi s’est courroucé d’avoir un maître, demain le favori doit être tué s’il se rend au pa-