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  Eugénie Grandet. 249

choses d’ici-bas était arrivé pour Eugénie. Matinale comme toutes les filles de province, elle se leva de bonne heure, fit sa prière, et commença l’œuvre de sa toilette, occupation qui désormais allait avoir un sens. Elle lissa d’abord ses cheveux châtains, tordit leurs grosses nattes au-dessus de sa tête avec le plus grand soin, en évitant que les cheveux ne s’échappassent de leurs tresses, et introduisit dans sa coiffure une symétrie qui rehaussa la timide candeur de son visage, en accordant la simplicité des accessoires à la naïveté des lignes. En se lavant plusieurs fois les mains dans de l’eau pure qui lui durcissait et rougissait la peau, elle regarda ses beaux bras ronds, et se demanda ce que faisait son cousin pour avoir les mains si mollement blanches, les ongles si bien façonnés. Elle mit des bas neufs et ses plus jolis souliers. Elle se laça droit, sans passer d’œillets. Enfin souhaitant, pour la première fois de sa vie, de paraître à son avantage, elle connut le bonheur d’avoir une robe fraîche, bien faite, et qui la rendait attrayante. Quand sa toilette fut achevée, elle entendit sonner l’horloge de la paroisse, et s’étonna de ne compter que sept heures. Le désir d’avoir tout le temps nécessaire pour se bien habiller l’avait fait lever trop tôt. Ignorant l’art de remanier dix fois une boucle de cheveux et d’en étudier l’effet, Eugénie se croisa bonnement les bras, s’assit à sa fenêtre, contempla la cour, le jardin étroit et les hautes terrasses qui le dominaient ; vue mélancolique, bornée, mais qui n’était pas dépourvue des mystérieuses beautés particulières aux endroits solitaires ou à la nature inculte. Auprès de la cuisine se trouvait un puits entouré d’une margelle, et à poulie maintenue dans une branche de fer courbée, qu’embrassait une vigne aux pampres flétris, rougis, brouis par la saison. De là, le tortueux sarment gagnait le mur, s’y attachait, courait le long de la maison et finissait sur un bûcher où le bois était rangé avec autant d’exactitude que peuvent l’être les livres d’un bibliophile. Le pavé de la cour offrait ces teintes noirâtres produites avec le temps par les mousses, par les herbes, par le défaut de mouvement. Les murs épais présentaient leur chemise verte, ondée de longues traces brunes. Enfin les huit marches qui régnaient au fond de la cour et menaient à la porte du jardin, étaient disjointes et ensevelies sous de hautes plantes comme le tombeau d’un chevalier enterré par sa veuve au temps des croisades. Au-dessus d’une assise de pierres toutes rongées s’élevait une grille de bois pourri, à moitié tombée de vétusté, mais à laquelle se mariaient à leur gré