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  Eugénie Grandet. 269

malheureusement sous sa protection. Des gens ont donné leurs denrées à Guillaume Grandet sur sa réputation d’honneur et de probité, puis il a tout pris, et ne leur laisse que les yeux pour pleurer. Le voleur de grand chemin est préférable au banqueroutier : celui-là vous attaque, vous pouvez vous défendre, il risque sa tête ; mais l’autre… Enfin Charles est déshonoré.

Ces mots retentirent dans le cœur de la pauvre fille et y pesèrent de tout leur poids. Probe autant qu’une fleur née au fond d’une forêt est délicate, elle ne connaissait ni les maximes du monde, ni ses raisonnements captieux, ni ses sophismes : elle accepta donc l’atroce explication que son père lui donnait à dessein de la faillite, sans lui faire connaître la distinction qui existe entre une faillite involontaire et une faillite calculée.

— Eh ! bien, mon père, vous n’avez donc pu empêcher ce malheur ?

— Mon frère ne m’a pas consulté. D’ailleurs, il doit quatre millions.

— Qu’est-ce que c’est donc qu’un million, mon père ? demanda-t-elle avec la naïveté d’un enfant qui croit pouvoir trouver promptement ce qu’il désire.

— Deux millions ? dit Grandet, mais c’est deux millions de pièces de vingt sous, et il faut cinq pièces de vingt sous pour faire cinq francs.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Eugénie, comment mon oncle avait-il eu à lui quatre millions ? Y a-t-il quelque autre personne en France qui puisse avoir autant de millions ? (Le père Grandet se caressait le menton, souriait, et sa loupe semblait se dilater.) — Mais que va devenir mon cousin Charles ?

— Il va partir pour les Grandes-Indes, où, selon le vœu de son père, il tâchera de faire fortune.

— Mais a-t-il de l’argent pour aller là ?

— Je lui payerai son voyage… jusqu’à… Oui, jusqu’à Nantes.

Eugénie sauta d’un bond au cou de son père.

— Ah ! mon père, vous êtes bon, vous !

Elle l’embrassait de manière à rendre presque honteux Grandet, que sa conscience harcelait un peu.

— Faut-il beaucoup de temps pour amasser un million ? lui demanda-t-elle.

— Dame ! dit le tonnelier, tu sais ce que c’est qu’un napoléon.