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296 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

dissipée ; puis je ne saurais accepter tant de sacrifices. Nous nous quittons donc aujourd’hui pour toujours. »

— Il la quitte, Sainte Vierge ! Oh ! bonheur !…

Eugénie sauta de joie. Charles fit un mouvement, elle en eut froid de terreur ; mais, heureusement pour elle, il ne s’éveilla pas. Elle reprit :

« Quand reviendrai-je ? je ne sais. Le climat des Indes vieillit promptement un Européen, et surtout un Européen qui travaille. Mettons-nous à dix ans d’ici. Dans dix ans, ta fille aura dix-huit ans, elle sera ta compagne, ton espion. Pour toi, le monde sera bien cruel, ta fille le sera peut-être davantage. Nous avons vu des exemples de ces jugements mondains et de ces ingratitudes de jeunes filles ; sachons en profiter. Garde au fond de ton âme comme je le garderai moi-même le souvenir de ces quatre années de bonheur, et sois fidèle, si tu peux, à ton pauvre ami. Je ne saurais toutefois l’exiger, parce que, vois-tu, ma chère Annette, je dois me conformer à ma position, voir bourgeoisement la vie, et la chiffrer au plus vrai. Donc je dois penser au mariage, qui devient une des nécessités de ma nouvelle existence ; et je t’avouerai que j’ai trouvé ici, à Saumur, chez mon oncle, une cousine dont les manières, la figure, l’esprit et le cœur te plairaient, et qui, en outre, me paraît avoir… »

— Il devait être bien fatigué, pour avoir cessé de lui écrire, se dit Eugénie en voyant la lettre arrêtée au milieu de cette phrase.

Elle le justifiait ! N’était-il pas impossible alors que cette innocente fille s’aperçût de la froideur empreinte dans cette lettre ? Aux jeunes filles religieusement élevées, ignorantes et pures, tout est amour dès qu’elles mettent le pied dans les régions enchantées de l’amour. Elles y marchent entourées de la céleste lumière que leur âme projette, et qui rejaillit en rayons sur leur amant ; elles le colorent des feux de leur propre sentiment et lui prêtent leurs belles pensées. Les erreurs de la femme viennent presque toujours de sa croyance au bien, ou de sa confiance dans le vrai. Pour Eugénie, ces mots : Ma chère Annette, ma bien-aimée, lui résonnaient au cœur comme le plus joli langage de l’amour, et lui caressaient l’âme comme, dans son enfance, les notes divines du Venite adoremus, redites par l’orgue, lui caressèrent l’oreille. D’ailleurs, les larmes qui baignaient encore les yeux de Charles lui accusaient toutes les noblesses de cœur par lesquelles une jeune fille doit être séduite. Pouvait-elle savoir que si Charles aimait tant son père et le