Eugénie Grandet. | 305 |
— Monsieur Grandet, dit-il à Charles, je pars pour Paris ; et, si vous aviez des commissions à me donner…
— Aucune, monsieur. Je vous remercie, répondit Charles.
— Remerciez-le mieux que ça, mon neveu. Monsieur va pour arranger les affaires de la maison Guillaume Grandet.
— Y aurait-il donc quelque espoir ? demanda Charles.
— Mais, s’écria le tonnelier avec un orgueil bien joué, n’êtes-vous pas mon neveu ? votre honneur est le nôtre. Ne vous nommez-vous pas Grandet ?
Charles se leva, saisit le père Grandet, l’embrassa, pâlit et sortit. Eugénie contemplait son père avec admiration.
— Allons, adieu, mon bon des Grassins, tout à vous, et emboisez-moi bien ces gens-là ! Les deux diplomates se donnèrent une poignée de main, l’ancien tonnelier reconduisit le banquier jusqu’à la porte ; puis, après l’avoir fermée, il revint et dit à Nanon en se plongeant dans son fauteuil : — Donne-moi du cassis ? Mais trop ému pour rester en place, il se leva, regarda le portrait de monsieur de La Bertellière et se mit à chanter, en faisant ce que Nanon appelait des pas de danse :
- Dans les gardes-françaises
- J’avais un bon papa.
Nanon, madame Grandet, Eugénie s’examinèrent mutuellement et en silence. La joie du vigneron les épouvantait toujours quand elle arrivait à son apogée. La soirée fut bientôt finie. D’abord le père Grandet voulut se coucher de bonne heure ; et, lorsqu’il se couchait, chez lui tout devait dormir ; de même que quand Auguste buvait la Pologne était ivre. Puis Nanon, Charles et Eugénie n’étaient pas moins las que le maître. Quant à madame Grandet, elle dormait, mangeait, buvait, marchait suivant les désirs de son mari. Néanmoins, pendant les deux heures accordées à la digestion, le tonnelier, plus facétieux qu’il ne l’avait jamais été, dit beaucoup de ses apophtegmes particuliers, dont un seul donnera la mesure de son esprit. Quand il eut avalé son cassis, il regarda le verre.
— On n’a pas plutôt mis les lèvres à un verre qu’il est déjà vide ! Voilà notre histoire. On ne peut pas être et avoir été. Les écus ne peuvent pas rouler et rester dans votre bourse, autrement la vie serait trop belle.