318 | II. Livre. Scènes de la vie de province. |
ce fut l’amour solitaire, l’amour vrai qui persiste, qui se glisse dans toutes les pensées, et devient la substance, ou, comme eussent dit nos pères, l’étoffe de la vie. Quand les soi-disant amis du père Grandet venaient faire la partie le soir, elle était gaie, elle dissimulait ; mais, pendant toute la matinée, elle causait de Charles avec sa mère et Nanon. Nanon avait compris qu’elle pouvait compatir aux souffrances de sa jeune maîtresse sans manquer à ses devoirs envers son vieux patron, elle qui disait à Eugénie : — Si j’avais eu un homme à moi, je l’aurais… suivi dans l’enfer. Je l’aurais… quoi… Enfin, j’aurais voulu m’exterminer pour lui ; mais… rien. Je mourrai sans savoir ce que c’est que la vie. Croiriez-vous, mademoiselle, que ce vieux Cornoiller, qu’est un bon homme tout de même, tourne autour de ma jupe, rapport à mes rentes, tout comme ceux qui viennent ici flairer le magot de monsieur, en vous faisant la cour ? Je vois ça, parce que je suis encore fine, quoique je sois grosse comme une tour ; hé ! bien, mam’zelle, ça me fait plaisir, quoique ça ne soye pas de l’amour.
Deux mois se passèrent ainsi. Cette vie domestique, jadis si monotone, s’était animée par l’immense intérêt du secret qui liait plus intimement ces trois femmes. Pour elles, sous les planchers grisâtres de cette salle, Charles vivait, allait, venait encore. Soir et matin Eugénie ouvrait la toilette et contemplait le portrait de sa tante. Un dimanche matin elle fut surprise par sa mère au moment où elle était occupée à chercher les traits de Charles dans ceux du portrait. Madame Grandet fut alors initiée au terrible secret de l’échange fait par le voyageur contre le trésor d’Eugénie.
— Tu lui as tout donné, dit la mère épouvantée. Que diras-tu donc à ton père, au jour de l’an, quand il voudra voir ton or ?
Les yeux d’Eugénie devinrent fixes, et ces deux femmes demeurèrent dans un effroi mortel pendant la moitié de la matinée. Elles furent assez troublées pour manquer la grand’messe, et n’allèrent qu’à la messe militaire. Dans trois jours l’année 1819 finissait. Dans trois jours devait commencer une terrible action, une tragédie bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang répandu ; mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que tous les drames accomplis dans l’illustre famille des Atrides.
— Qu’allons-nous devenir ? dit madame Grandet à sa fille en laissant son tricot sur ses genoux.
La pauvre mère subissait de tels troubles depuis deux mois que