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332 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

condamnât hautement le père Grandet, la servante le défendait par orgueil pour la maison.

— Eh ! bien, disait-elle aux détracteurs du bonhomme, est-ce que nous ne devenons pas tous plus durs en vieillissant ? pourquoi ne voulez-vous pas qu’il se racornisse un peu, cet homme ? Taisez donc vos menteries. Mademoiselle vit comme une reine. Elle est seule, eh ! bien, c’est son goût. D’ailleurs, mes maîtres ont des raisons majeures.

Enfin, un soir, vers la fin du printemps, madame Grandet, dévorée par le chagrin, encore plus que par la maladie, n’ayant pas réussi, malgré ses prières, à réconcilier Eugénie et son père, confia ses peines secrètes aux Cruchot.

— Mettre une fille de vingt-trois ans au pain et à l’eau ?… s’écria le président de Bonfons, et sans motifs ; mais cela constitue des sévices tortionnaires ; elle peut protester contre, et tant dans que sur

— Allons, mon neveu, dit le notaire, laissez votre baragouin de palais. Soyez tranquille, madame, je ferai finir cette réclusion dès demain.

En entendant parler d’elle, Eugénie sortit de sa chambre.

— Messieurs, dit-elle en s’avançant par un mouvement plein de fierté, je vous prie de ne pas vous occuper de cette affaire. Mon père est maître chez lui. Tant que j’habiterai sa maison, je dois lui obéir. Sa conduite ne saurait être soumise à l’approbation ni à la désapprobation du monde, il n’en est comptable qu’à Dieu. Je réclame de votre amitié le plus profond silence à cet égard. Blâmer mon père serait attaquer notre propre considération. Je vous sais gré, messieurs, de l’intérêt que vous me témoignez ; mais vous m’obligeriez davantage si vous vouliez faire cesser les bruits offensants qui courent par la ville, et desquels j’ai été instruite par hasard.

— Elle a raison, dit madame Grandet.

— Mademoiselle, la meilleure manière d’empêcher le monde de jaser est de vous faire rendre la liberté, lui répondit respectueusement le vieux notaire frappé de la beauté que la retraite, la mélancolie et l’amour avaient imprimée à Eugénie.

— Eh ! bien, ma fille, laisse à monsieur Cruchot le soin d’arranger cette affaire, puisqu’il répond du succès. Il connaît ton père et sait comment il faut le prendre. Si tu veux me voir heureuse pen-