Page:Balzac - Œuvres complètes Tome 5 (1855).djvu/353

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
350 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

eut en divers pays effacèrent complètement le souvenir de sa cousine, de Saumur, de la maison, du banc, du baiser pris dans le couloir. Il se souvenait seulement du petit jardin encadré de vieux murs, parce que là sa destinée hasardeuse avait commencé ; mais il reniait sa famille : son oncle était un vieux chien qui lui avait filouté ses bijoux ; Eugénie n’occupait ni son cœur ni ses pensées, elle occupait une place dans ses affaires comme créancière d’une somme de six mille francs. Cette conduite et ces idées expliquent le silence de Charles Grandet. Dans les Indes, à Saint-Thomas, à la côte d’Afrique, à Lisbonne et aux États-Unis, le spéculateur avait pris, pour ne pas compromettre son nom, le pseudonyme de Sepherd. Carl Sepherd pouvait sans danger se montrer partout infatigable, audacieux, avide, en homme qui, résolu de faire fortune quibuscumque viis, se dépêche d’en finir avec l’infamie pour rester honnête homme pendant le restant de ses jours. Avec ce système, sa fortune fut rapide et brillante. En 1827 donc, il revenait à Bordeaux, sur le Marie-Caroline, joli brick appartenant à une maison de commerce royaliste. Il possédait dix-neuf mille francs en trois tonneaux de poudre d’or bien cerclés, desquels il comptait tirer sept ou huit pour cent en les monnayant à Paris. Sur ce brick, se trouvait également un gentilhomme ordinaire de la chambre de S. M. le roi Charles X, monsieur d’Aubrion, bon vieillard qui avait fait la folie d’épouser une femme à la mode, et dont la fortune était aux îles. Pour réparer les prodigalités de madame d’Aubrion, il était allé réaliser ses propriétés. Monsieur et madame d’Aubrion, de la maison d’Aubrion de Buch, dont le dernier Captal mourut avant 1789, réduits à une vingtaine de mille livres de rente, avaient une fille assez laide que la mère voulait marier sans dot, sa fortune lui suffisant à peine pour vivre à Paris. C’était une entreprise dont le succès eût semblé problématique à tous les gens du monde malgré l’habileté qu’ils prêtent aux femmes à la mode. Aussi madame d’Aubrion elle-même désespérait-elle presque, en voyant sa fille, d’en embarrasser qui que ce fût, fût-ce même un homme ivre de noblesse. Mademoiselle d’Aubrion était une demoiselle longue comme l’insecte, son homonyme ; maigre, fluette, à bouche dédaigneuse, sur laquelle descendait un nez trop long, gros du bout, flavescent à l’état normal, mais complètement rouge après les repas, espèce de phénomène végétal plus désagréable au milieu d’un visage pâle et ennuyé que dans tout autre. Enfin, elle était telle que pouvait