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LES CÉLIBATAIRES : PIERRETTE.

entre deux murailles et terminé par un empierrement où la nature aquatique, abandonnée à elle-même, déployait les richesses de sa Flore. Au début de leur mariage, ces Rogron avaient eu de deux en deux ans, une fille et un fils : tout dégénère, leurs enfants furent affreux. Mis en nourrice à la campagne et à bas prix, ces malheureux enfants revinrent avec l’horrible éducation du village, ayant crié long-temps et souvent après le sein de leur nourrice qui allait aux champs, et qui, pendant ce temps, les enfermait dans une de ces chambres noires, humides et basses qui servent d’habitation au paysan français. À ce métier, les traits de ces enfants grossirent, leur voix s’altéra ; ils flattèrent médiocrement l’amour-propre de la mère, qui tenta de les corriger de leurs mauvaises habitudes par une rigueur que celle du père convertissait en tendresse. On les laissa courailler dans les cours, écuries et dépendances de l’auberge, ou trotter par la ville ; on les fouettait quelquefois ; quelquefois on les envoyait chez leur grand-père Auffray, qui les aimait très-peu. Cette injustice fut une des raisons qui encouragèrent les Rogron à se faire une large part dans la succession de ce vieux scélérat. Cependant le père Rogron mit son fils à l’École, il lui acheta un homme, un de ses charretiers, afin de le sauver de la Réquisition. Dès que sa fille Sylvie eut treize ans, il la dirigea sur Paris en qualité d’apprentie dans une maison de commerce. Deux ans après, il expédia son fils Jérôme-Denis par la même voie. Quand ses amis, ses compères les rouliers ou ses habitués lui demandaient ce qu’il comptait faire de ses enfants, le père Rogron expliquait son système avec une brièveté qui avait, sur celui de la plupart des pères, le mérite de la franchise.

— Quand ils seront en âge de me comprendre, je leur donnerai un coup de pied, vous savez où ? en leur disant : « Va faire fortune ! » répondait-il en buvant ou s’essuyant les lèvres du revers de sa main. Puis il regardait son interlocuteur en clignant les yeux d’un air fin : — Hé ! hé ! ils ne sont pas plus bêtes que moi, ajoutait-il. Mon père m’a donné trois coups de pied, je ne leur en donnerai qu’un ; il m’a mis un louis dans la main, je leur en mettrai dix : ils seront donc plus heureux que moi. Voilà la bonne manière. Eh ! bien, après moi, ce qui restera, restera ; les notaires sauront bien le leur trouver. Ce serait drôle de se gêner pour ses enfants !… Les miens me doivent la vie, je les ai nourris, je ne leur demande rien ; ils ne sont pas quittes, eh ! voisin ? J’ai commencé