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L’APOSTROPHE.

propre comme ung mirouer, populeuse, silencieuse a ses heures, cocquette, bien coëffée de nuict par ses iolis toicts bleus ; brief, c’est une rue où ie suis né ; c’est la royne des rues, tousiours entre la terre et le ciel, une rue à fontaine, une rue à laquelle rien ne manque pour estre célébrée parmi les rues ! Et, de faict, c’est la vraie rue, la seule rue de Tours. S’il y en ha d’aultres, elles sont noires, tortueuses, estroictes, humides, et viennent toutes respectueuses saluer ceste noble rue, qui les commande. Où en suis-je ? car une foys dans ceste rue, nul n’en veult yssir, tant plaisante elle est. Mais ie debvoys cette hommaige filial, hymne descriptive venue du cueur, à ma rue natale, aux coins de laquelle manquent seulement les braves figures de mon bon maistre Rabelais et du sieur Descartes, incogneus aux naturels du pays. Doncques, le dessus dict Carandas feut, à son retour de Flandres, festoyé par son compère et par tous ceux dont il estoyt aymé pour ses gogues, droleries et facétieuses paroles. Le bon bossu parut deschargié de son ancien amour, feit des amitiés à la Tascherette, au prebstre, embrassa les enfans ; et, quand il feut seul avecques la taincturière, luy ramenteva la nuict du bahut, la nuict de l’esgout en luy disant : — Hein ! comme vous vous estes gaussée de moi !

— Cela vous estoyt deu, respondit-elle en riant. Si vous vous estiez laissé, par grant amour, turlupiner, trupher, goguenarder, encores ung transon de temps, vous m’auriez peut-estre fanfreluchée comme tous les aultres ! …

Là-dessus, Carandas se print à rire en enraigeant. Puis, voyant ledict bahut où il avoyt failly crever, sa cholère devint d’autant plus chaulde, pour ce que la belle taincturière s’estoyt encores embellie comme toutes celles qui s’enraieunissent en soy trempant dans les eaues de Iouvence, lesquelles ne sont aultres que les sources d’amour. Le méchanicien estudia l’alleure du cocquaige chez son compère, afin de soy venger : car autant sont de logiz, autant sont de variantes en ce genre ; et, quoique tous les amours se ressemblent de la mesme manière que les hommes ressemblent tous les uns aux aultres, il est prouvé aux abstracteurs de chouses vraies que, pour le bonheur des femmes, chaque amour ha sa physionomie espéciale, et que, si rien ne ressemble tant à ung homme qu’ung homme, il n’y a aussy rien qui diffère plus d’ung homme qu’ung homme. Voilà qui confond tout, ou qui explique les mille phantaisies des femmes, lesquelles querrent le meilleur des hommes avecques mille poines et mille plaisirs,