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Page:Balzac - La Famille Beauvisage.djvu/79

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avait toujours soin d’avoir chez elle, occupant ses appartements garnis, quatre ou cinq jeunes filles de grande beauté et de vertu facile, qui faisaient en quelque sorte le fonds de l’assortiment qu’elle offrait aux appétits libertins d’une clientèle élevée et choisie. Chez madame Nourrisson, l’on n’était pas admis sans être présenté, et, en devenant ses commensales, les malheureuses qui se laissaient entraîner dans ce lieu de perdition, grâce à quelques dettes préalables que la directrice de l’établissement avait soin de leur faire contracter, ne tardaient pas à devenir ses femmes liges et aliénaient entre ses mains une portion notable de leur liberté.

— Passez, monsieur, dit Sallenauve, j’aurais compris à moins.

— Un si grand ordre régnait dans cette caverne, qu’après y avoir été déposée pour être retenue prisonnière, votre mère, à laquelle on permit de vivre d’une façon assez retirée, put longtemps se persuader qu’elle était dans une de ces maisons destinées dans toutes les grandes villes aux accouchements clandestins. En effet, au commencement de 1809 vous vîntes au monde chez madame Nourrisson, et pendant quelque temps encore rien ne vint troubler celle qui vous avait donné la vie dans les soins de son ardente maternité. Un jour pourtant, l’horreur du lieu où vous aviez pris naissance lui fut brutalement révélée, et on lui annonça qu’elle devait se préparer à recevoir Gondreville, dont tant de délai n’avait pu vaincre la passion froidement obstinée. Votre mère l’accueillit de façon à ne pas lui donner la pensée de revenir ; mais, par votre côté, monsieur, Jacqueline Collin, qui menait toute cette persécution, avait sur elle un affreux moyen d’influence. Pendant son sommeil, une nuit, vous lui fûtes enlevé.

— Horrible mégère ! s’écria Sallenauve.

— Au milieu du triste roman de votre vie, répliqua Rastignac, se présente pourtant ici quelque chose d’un peu consolant pour la triste nature humaine. Les créatures que votre mère avait pour compagnes s’étaient employées avec zèle à la soigner pendant ses couches, et toutes, monsieur, vous avaient pris dans une singulière affection. Quand on vous eut ravi à l’amour de votre