Page:Balzac - Le Chef-d'oeuvre inconnu (L'Artiste).djvu/2

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Porbus s’inclina respectueusement et laissa entrer le jeune homme en le croyant amené par l’inconnu.

Ce serait chose assez importante, un détail artistement historique, que de dépeindre l’atelier de maître Porbus ; mais l’histoire nous prend tellement à la gorge, et les descriptions sont si cruellement difficiles à bien faire, sans compter l’ennui des lecteurs qui ont la prétention d’y suppléer que, vous perdrez, ma foi, ce morceau par moi peint à l’huile, et peint sur place, où les jours, les teintes, la poussière, les accessoires, les figures possédaient un certain mérite…

Il y avait surtout une croisée ogive coloriée, et une petite fille occupée à remettre ses chausses, exécutées avec un fini vraiment regrettable. C’était aussi vrai, aussi faux, aussi peigné, léché, qu’une croquade d’amateur ; mais les arts sont si malades, qu’il y aurait crime à faire encore des tableaux en littérature : aussi nous sommes généralement sobres d’images par pure politesse…

Le jeune homme resta debout, immobile, devant un tableau qui, par ce temps de troubles et de révolutions, était déjà devenu célèbre, et que visitaient quelques-uns de ces entêtés auxquels nous devons la conservation du feu sacré, pendant les jours mauvais. À toutes les époques, il s’est rencontré des gens soigneux d’enterrer les drapeaux et de sauver les dieux en déroute !

Cette belle page (le mot n’était pas encore inventé pour désigner une œuvre de peinture ; mais j’aurais pu tout aussi bien vous dire cette pourtraicture saincte et mignonnement paracheuée ; mais le placage historique me semble fatigant, outre que beaucoup ne comprennent plus les vieux mots) ; cette page donc, représentait une Marie Égyptienne acquittant le passage du bateau. Ce chef-d’œuvre, destiné à Marie de Médicis, fut par elle vendu à Cologne, aux jours de sa misère ; et, lors de notre invasion en Allemagne (1806), un capitaine d’artillerie la sauva d’une destruction imminente, en la mettant dans son porte-manteau. C’était un protecteur des arts qui aimait mieux prendre que de voler. Ses soldats avaient déjà fait des moustaches à la sainte protectrice des filles repenties, et allaient, ivres et sacrilèges, tirer à la cible sur la pauvre sainte, qui, même en peinture, devait obéir à sa destinée. Aujourd’hui cette magnifique toile est au château de la Grenadière, près de Saint-Cyr en Touraine, et appartient à M. de Lansay.

— J’aime ta sainte !… dit le vieillard à Porbus, et je te la paierais dix écus d’or de plus que ce que t’en donne madame la reine ; mais aller sur ses brisées !… du diable !…

— Vous la trouvez bien…

— Heu ! heu !… fit le vieillard. Elle ne vit pas ! En la regardant long-temps, je ne saurais croire qu’il y ait de l’air entre ses bras et le fond de la toile… Je ne sens pas la chaleur de ce beau corps, et ne trouve pas de sang dans les veines… Les contours ne sont pas vrais… N’analysons rien, ce serait faire ton désespoir !…

Le vieillard s’assit sur une escabelle, se tint la tête dans les mains et resta muet.

— Maître, lui dit Porbus, j’ai cependant bien étudié, sur le nu, les lignes du corps…

— Oui… oui… répondit le vieillard, un mois ou deux… et vous vous êtes arrêté là !… Vous avez fait un admirable vêtement de chair à votre femme ; mais, où est la vie ?… Une femme a certes cet air de tête, ce regard de douce résignation et doit tenir sa jupe ainsi !… Mais où est le plus ? Vous avez le moins dont se contente le vulgaire… Ô Mabuse !… Ô mon maître ! ajouta ce singulier personnage, tu es un voleur, tu as emporté la vie avec toi !…

— À cela près, reprit-il, cela vaut mieux que les peintures de ce Rubens… Au moins, avez-vous là, couleur, sentiment et dessin, les trois parties essentielles de l’art…

— Mais cela est sublime, bon homme !… s’écria d’une voix forte le jeune homme sortant d’une rêverie profonde, et les deux figures ont une finesse d’intention ignorée des peintres d’Italie…

— Et qui êtes-vous ?… lui demanda Porbus.

Le pauvre néophyte rougit.

— Hélas, maître, pardonnez à ma hardiesse, je suis barbouilleur d’instinct, inconnu, arrivé depuis peu dans cette ville, source de toute science…

— À l’œuvre !… à l’œuvre !… lui dit Porbus en souriant, et lui présentant un crayon rouge et une feuille de papier.

L’inconnu copia lestement la Madelaine au trait…

— Oh ! oh ! s’écria le vieillard, votre nom ?…

Le jeune homme écrivit au bas : Nicolas Poussin !…

— Allons déjeuner ?… dit le vieil inconnu à Porbus. Venez tous deux à mon logis, j’ai du jambon fumé, du bon vin, et malgré le malheur des temps, nous causerons de peinture ; nous sommes de force !… Voici un petit bonhomme, ajouta-t-il en frappant sur l’épaule de Nicolas Poussin, qui a de la facilité !…

Apercevant alors la piètre casaque du Normand, il tira de sa ceinture une bourse de peau, y fouilla, prit deux pièces d’or ; et, les lui montrant.