Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/150

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Ces deux jeunes gens, en tenue complète de soirée, représentaient deux apprentis grands hommes. L’un en était à son premier vaudeville reçu, l’autre à son troisième tableau refusé.

— Ah çà, pourrais-tu m’édifier sur la cause qui t’a empêché de venir à l’heure convenue ? demanda bientôt le poëte avec cette aigreur particulière à tout homme qui arrive le premier à un rendez-vous.

— Regarde et devine ! répondit l’accusé en baissant la tête d’un air sombre.

— Je te trouve superbe, et voilà tout.

— Et ça ! fit le peintre en posant un doigt sculptural sur sa coiffure parfaitement brossée, mais dont le ruban, d’une largeur inusitée, ne parvenait pas à dissimuler cet ignoble lustre onctueux qui est aux chapeaux ce que les chevrons sont aux soldats.

— Oui, mon cher Maurice, continua-t-il en improvisant, à mezzo voce et sur l’air : Les coucous sont gras, cette élégie célèbre dans tous les ateliers :

Les chapeaux sont gras,
Parce qu’on n’en a guère ;
Les chapeaux sont gras,
Parce qu’on n’en a pas.

— Tu me présentes ce soir chez un puissant de la terre, n’est-ce pas ? Eh bien, malheureux ! c’était dans l’espoir de remplacer cet infâme gobelet, c’était pour te faire honneur enfin, que j’ai couru vainement pendant que tu m’attendais. Et maintenant, blâme-moi si tu l’oses.

— Voilà ce que c’est que de n’avoir pas de fournisseur en titre, insinua Maurice en se rengorgeant d’une façon raisonnablement blessante pour son ami.

— Mon cher, répliqua celui-ci un peu vertement, ton objection pèche autant par la base que mon costume par le sommet. C’est précisément pour avoir eu trop de chapeliers en titre que je ne peux plus avoir de chapeaux.

— Alors, mon bon Léon, reprit le vaudevilliste, ton malheur n’est que de la maladresse et je ne te plains pas. Ah ! s’il s’agissait d’un bonnetier, je ne dis pas ; on n’a pas encore trouvé d’amorce pour cette espèce, et les plus grands génies se sont brisés contre cette puissance d’inertie. Mais le chapelier ! c’est l’Épitomé de la petite dette. Artiste, il ne demande qu’une chose, être compris, c’est-à-dire flatté. Je vais à l’instant même te conduire chez le mien ; écoute et étudie, car je veux te donner à la fois une leçon et un chapeau.

Je vais poser pour toi ; seulement, sois sérieux comme le roi sur une pièce de cent sous.

 

Et les deux jeunes fous riaient encore en se faisant annoncer dans le salon où, grâce au génie de Maurice, ils purent figurer très-honorablement.