Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/180

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libraire Gosselin. La Peau de chagrin a été jugée comme ont été jugés les admirables romans d’Anne Radcliffe. Ces choses-là échappent aux annalistes et aux commentateurs. L’avide lecteur s’en empare, de ces livres. Ils jettent l’insomnie dans l’hôtel du riche et dans la mansarde du poëte ; ils animent la campagne ; l’hiver, ils donnent un reflet plus vif au sarment qui pétille ; grands privilèges du conteur ! C’est qu’en effet c’est la nature qui fait les conteurs. Vous aurez beau être savant et grave écrivain, si vous n’êtes pas venu au monde conteur, vous n’obtiendrez jamais cette popularité qui a fait les Mystères d’Udolphe et la Peau de chagrin, les Mille et une Nuits et M. de Balzac. J’ai lu quelque part que Dieu mit au monde Adam le nomenclateur en lui disant : Te voilà homme ! Ne pourrait-on pas dire qu’il a mis aussi dans le monde Balzac le conteur en lui disant : Te voilà conte ! Et en effet quel conteur ! que de verve et d’esprit ! quelle infatigable persévérance à tout peindre, à tout oser, à tout flétrir ! Comme le monde est disséqué par cet homme ! quel annaliste ! quelle passion et quel sang-froid !

Les Contes philosophiques sont l’expression au fer chaud d’une civilisation perdue de débauches et de bien-être que M. de Balzac expose au poteau infamant. C’est ainsi que les Mille et une Nuits sont l’histoire complète du mot Orient à ses jours de bonheur et de rêves parfumés. C’est ainsi que Candide est toute l’histoire d’une époque où il y avait des bastilles, un parc-aux-cerfs et un roi absolu. En prenant ainsi et du premier bond une place à côté de ces conteurs formidables ou gracieux, M. de Balzac a prouvé une chose qui était à démontrer encore, à savoir que le drame, qui n’était plus possible aujourd’hui sur le théâtre, était encore possible dans le conte ; que notre société si dangereusement sceptique, blasée et railleuse, véritable Fœdora sans âme et sans cœur, pouvait encore cependant être remuée par les galvaniques secousses de cette poésie des sens colorée, vivante, en chair et en os, prise de vin et de luxure, à laquelle s’abandonne avec tant de délices et de délire M. de Balzac. De sorte que la surprise a été grande lorsque, grâce à ce conteur, nous avons encore trouvé parmi nous quelque chose qui ressemble à la poésie ; les festins, l’ivresse, la fille de joie, folle de son corps, donnant ses caresses au milieu de l’orgie ; le punch qui court couronné de flammes bleues, la politique en gants jaunes, l’adultère musqué, la petite fille s’abandonnant au plaisir, à l’amour, rêvant tout haut ; la pauvreté propre et reluisante et entourée de décence et d’heureux hasards, nous avons vu tout cela dans Balzac. L’Opéra et ses filles, le boudoir rose et ses molles tentures, le festin et ses indigestions ; nous avons même vu apparaître encore les médecins de Molière, tant cet homme a besoin de sarcasmes et de grotesques. Plus vous avancez dans la Peau de chagrin, vices, vertus manquées, misères, ennui, profond silence, science sèche et décharnée, scepticisme anguleux et sans esprit, égoïsme ridicule, vanités puériles, amours soldés, juifs brocanteurs, que sais-je ? tout ce monde manqué à physionomie effacée et sans style, plus vous reconnaissez avec étonnement et douleur qu’ainsi est construit en effet ce xixe siècle où vous vivez. La Peau de chagrin, c’est Candide avec des notes de Béranger ; c’est les misères, c’est le luxe, c’est la foi, c’est la moquerie, c’est la poitrine sans cœur et le crâne sans cervelle du xixe siècle, ce siècle si paré, si musqué, si révolutionnaire, si peu lettré, si peu quelque chose ; ce