Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/184

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

où nous sommes. À mesure qu’elle augmente, les individualités s’isolent ; plus de liens, plus de vie commune. La personnalité règne : c’est son triomphe et sa fureur que la Peau de chagrin a reproduits. Dans ce livre, il y a toute une époque. Là, comme on l’a dit dans un journal[1] : « Vous pouvez, si cela vous séduit, voir apparaître, sous forme vivante, notre civilisation d’hier et d’aujourd’hui : toute parée, toute folle d’ennui et de luxe, avec son dégoût, son désespoir, ses bons mots, ses velléités de science et de religion, ses créations qui avortent, ses vertus qui ne sont pas écloses, son éclat semblable à la lueur émanée des endroits infects ; ses prétentions de grandeur, de sévérité, de patriotisme, d’énergie, de rénovation, de génie, d’organisation, de conservation, de durée ; et son néant réel, son mal intime ; son manque de foi, sa faiblesse de volonté, son inanité, sa décrépitude, sa force factice, comme celle de l’ivresse ; passagère, comme celle que la pile de Volta communique à un corps mort.

» Il serait curieux de contempler le critique de l’ancienne école, l’homme de bon goût et de bonnes mœurs, en face de cette œuvre. Oh ! le pauvre homme ! que fera-t-il de sa toise, lui qui veut de la raison ; lui le jugeur, le peseur des mots ; lui, le compas en main, la loupe appliquée sur l’œil, heureux de découvrir une irrégularité dans un livre, une verrue dans un beau visage ? Assurément il ne comprendra pas un mot de ce conte. Il aime la littérature de plain-pied ; ici tout est abîmes, précipices, saillies, excroissances, hautes montagnes, profondeurs sans fond.

» Je jure que le plus habile critique de 1800 à 1820 ne se ferait pas une idée nette sur un pareil ouvrage. Il briserait sa toise, il jetterait son compas. Autant vaudrait demander à M. d’Aguesseau l’explication satisfaisante d’un journal de 1831. En vain diriez-vous à notre Aristarque dans l’embarras que l’auteur de La Peau de chagrin a voulu, comme feu Rabelais, formuler la vie humaine et résumer son époque dans un livre de fantaisie, épopée, satire, roman, conte, histoire, drame, folie aux mille couleurs. Le critique vous dira que Pantagruel est une allégorie, que Panurge est évidemment Rabelais et Pantagruel François Ier ; mais que, dans l’œuvre de M. de Balzac, rien de pareil ne frappe ses yeux. Et si vous répliquez en disant que la prétendue allégorie, découverte dans Rabelais par la lubie des savants, n’a jamais eu d’existence ; que le monstre comique, créé par le médecin chinonais, est une immense arabesque, fille du caprice accouplée avec l’observation : notre homme vous tournera le dos, non sans prier Dieu qu’il vous rende votre raison perdue et vous fasse cadeau d’une bonne édition de Laharpe.

» Il y a dans l’œuvre de M. de Balzac le cri éclatant, le cri de désespoir d’une littérature expirante. Œuvre puissante… Je ne parle pas de la souplesse d’un style qui insulte à tout moment la critique, et d’une vivacité extrême de teintes chatoyantes ; mais de la portée générale d’un livre où le siècle et le pays les plus confus qui aient jamais existé se concentrent sous des formes poétiques, réelles, colorées, qui éblouissent le regard. Avoir trouvé le fantastique de notre époque, ce n’est ni un petit mérite, ni un mince travail. L’avoir vivifié sans tomber dans la froideur de l’allégorie, c’est chose méritoire, c’est le témoignage

  1. Le Messager.