Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/253

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Huit heures ayant sonné, j’allai prendre ma place au balcon des Italiens, doutant presque d’y être, et n’osant affirmer que je fusse à Paris, au milieu d’une éblouissante société, dont je ne distinguais encore ni les toilettes ni les figures. Délicieux souvenir !… Ni peine ni joie ! Le bonheur émoussait tous mes pores sans entrer en moi. Mon âme était grise. Ce que j’entendis de l’ouverture de la Gazza équivalait aux sons fantastiques qui, des cieux, tombent dans l’oreille d’une femme arrivée à l’état d’extase. Les phrases musicales me parvenaient à travers des nuages brillants, dépouillées de tout ce que les hommes mettent d’imparfait dans leurs œuvres, pleines de ce que le sentiment de l’artiste y avait imprimé de divin. L’orchestre m’apparaissait comme un vaste instrument où il se faisait un travail quelconque, dont je ne pouvais saisir ni le mouvement ni le mécanisme, n’y voyant que fort confusément les manches de basses, les archets remuants, les courbes d’or des trombones, les clarinettes, les lumières ; mais point d’hommes ; seulement une ou deux têtes poudrées, immobiles, et deux figures enflées, toutes grimaçantes. Je sommeillais à demi…

— Ce monsieur sent le vin…, dit à voix basse une dame dont le chapeau effleurait souvent ma joue, ou que, à mon insu, ma joue allait effleurer…

J’avoue que je fus piqué.

— Non, madame, répondis-je, je sens la musique.

Puis je sortis, me tenant remarquablement droit, mais calme et froid comme un homme qui, n’étant pas apprécié, se retire en donnant à ses critiques une crainte vague d’avoir chassé quelque génie supérieur.

Pour prouver à cette dame que j’étais incapable de boire outre mesure, et que ma senteur devait être un accident tout à fait étranger à mes mœurs, je préméditai de me rendre dans la loge de madame la duchesse de… (gardons-lui le secret), dont j’aperçus la belle tête si singulièrement encadrée de plumes et de dentelles, que je fus irrésistiblement attiré vers elle par le désir de vérifier si cette inconcevable coiffure était vraie, ou due à quelque fantaisie de l’optique particulière dont j’avais été doué pour quelques heures.

— Quand je serai là, pensais-je, entre cette grande dame si élégante et son amie si minaudière, si bégueule, personne ne me soupçonnera d’être entre deux vins, et l’on se dira que je dois être quelque homme considérable…

Mais j’étais encore errant dans les interminables corridors du Théâtre-Italien, sans avoir pu trouver la porte damnée de cette loge, lorsque la foule, sortant après le spectacle, me colla contre un mur…

Cette soirée est certes une des plus poétiques de ma vie. À aucune époque je n’ai vu autant de plumes, autant de dentelles, autant de jolies femmes, autant de petits carreaux ovales par lesquels les curieux et les amants examinent le contenu d’une loge. Jamais je n’ai déployé autant d’énergie, ni montré autant de caractère, je pourrais même dire d’entêtement, n’était le respect que l’on se doit à soi-même. La ténacité du roi Guillaume de Hollande n’est rien dans la question belge, en comparaison de la persévérance que j’ai eue à me hausser sur la pointe des pieds, et à conserver un agréable sourire.

Cependant j’eus des accès de colère, je pleurai parfois, et cette faiblesse me