Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/28

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Grâce à ce savoir-faire, il se faisait du savoir à bon marché et devenait une espèce de préjugé. Il ignorait les premiers éléments de tous les arts, mais son nom retentissait dans les journaux ; et, si dans un salon une question d’art s’était élevée, tout à coup, à son aspect, une dame disait :

— Mais voilà M. de Villaines qui va nous expliquer cela…

Et M. de Villaines expliquait tout, en donnant des avis parfaitement motivés ; car c’était un improvisateur, et un homme de tribune, au coin de la cheminée. Quand il avait le bonheur d’être encore le neveu d’un pair de France, il jouissait d’une certaine réputation comme conteur. Sa conversation spirituelle, semée d’anecdotes, d’observations fines, le faisait rechercher ; il était la providence des salons entre minuit et deux heures du matin.

Madame d’Esther n’entrait presque pour rien dans l’intérêt que M. de Villaines lui portait. M. de Villaines haïssait cordialement Ernest de la Plaine ; et, pour venger de vieilles injures, il avait résolu d’éclairer la comtesse sur le danger dont elle était menacée. — La plupart des belles actions n’ont pas eu d’autre principe que l’égoïsme. Aussi, pour rester philanthrope, il faut peu voir les hommes : l’indulgence ou le mépris du monde doivent être écrits au fond du cœur de ceux qui demeurent dans le monde ou qui le gouvernent.

En ce moment, la discussion était arrivée au terme où elles tendent toutes : à un oui devant un non, exprimés, de part et d’autre, avec une exquise politesse. Alors les gens de bon goût cherchent à changer le sujet de la conversation ; mais M. de Villaines, qui voulait tirer parti de cette dissertation, se leva, vint se placer à la cheminée, et, regardant les principaux avocats des deux opinions contraires, qui s’étaient eux-mêmes réduits au silence, il leur dit :

— Je vais essayer de vous mettre d’accord !… Dans les arts, il faut faire le moins de traités possible. L’œuvre la plus légère sera toujours mille fois plus significative que la plus belle des théories.

« Supposez, dit-il en jetant à madame d’Esther un regard d’intelligence qu’il eut l’adresse de dérober à tout le monde, supposez que, dans ce salon, se rencontrât une jeune femme charmante, prête à s’abandonner à tous les plaisirs, à tous les dangers d’une première passion… L’homme auquel elle va sacrifier sa vie aura tous les dehors flatteurs et décevants qui font croire à une belle âme ; mais moi, observateur, je connais cet homme : je sais qu’il est sans cœur, ou que son cœur est profondément vicieux, et qu’il entraînera cet ange dans un abîme sans fond. N’est-ce pas là le premier acte du drame dont vous blâmez la représentation ?… Eh bien, croyez-vous que je puisse obtenir de cette femme une renonciation entière et complète à ses espérances en lui disant quelques phrases éloquentes et classiques, taillées en plein drap dans Fénelon ou dans Bossuet ?… »

À ces mots, madame d’Esther rougit.

— Non, elle ne m’écoutera seulement pas… Mais, si je lui racontais une aventure effrayante, arrivée récemment, qui peignît énergiquement les malheurs inévitables dont toutes les passions illégitimes sont tributaires, elle réfléchirait, et… peut-être…

— Réalisez la supposition en nous donnant d’abord votre conseil : je consens