Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/374

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et de polyglottisme qui se nouent dans son œuvre. De cette longue étude une empreinte est restée. L’ébauchoir a laissé un pli à la main du modeleur. Le fanatisme de l’art a fourvoyé l’artiste. Je résumerai ma pensée par ce mot : chaque fois que M. de Balzac s’écarte du sens moral, on peut en accuser, neuf fois sur dix, son profond amour pour l’art.

Nous allons en donner des preuves tirées des principaux types de la Comédie humaine. Cette investigation nous fournira l’occasion de signaler les nouveaux abîmes qui se cachent dans l’œuvre touffue du grand romancier. Nous poursuivons toujours notre premier point de vue.

Quiconque a lu M. de Balzac, connaît une des plus étranges physionomies de sa vaste comédie : Vautrin. On n’a pas oublié cette figure vigoureuse comme les grandes silhouettes de l’Odyssée, et pourtant toute moderne. Le galérien Trompe-la-Mort vit dans toutes les mémoires. Nul n’a oublié le crâne roux et les épaules de cyclope de cet homme poilu. Les moindres actes de sa vie, plus chargée d’ombre, plus rougie de sang qu’une toile espagnole, ne sont pas sortis de notre souvenir. On a fini par prendre à ce monstre un intérêt mystérieux qui va croissant de jour en jour. Les cœurs battent aux moindres péripéties qui mettent en danger la vie de ce Trompe-la-Mort qui renaît sans cesse. On suit avec anxiété la trame de ses crimes révoltants, on s’intéresse à leur perpétration. L’œil s’attache à cet homme qui marche dans la société à travers les lois, les embûches de la police, les trahisons de ses complices, comme un sauvage du nouveau monde parmi les reptiles, les bêtes féroces et les peuplades ennemies. M. de Balzac a jeté sur Vautrin l’intérêt immense que M. Cooper répandit sur Bas-de-Cuir. Le jour où M. de Balzac laissera succomber son géant du monde civilisé, il aura perdu un de ses plus actifs agents de succès. Honneur soit donc rendu à l’artiste puissant qui coula ce beau bronze aux reflets rouges et aux muscles tordus ! Il a bien travaillé ! Mais, mon maître, je vous arrête là. Ce bronze, fait pour les dieux et les héros, vous l’avez changé en monstre. Tout plein de votre génie, vous vous êtes attaché à votre œuvre avec d’âpres voluptés. Enivré de votre propre talent, vous vous êtes contemplé vous-même, et, tant était puissante votre création, vous avez oublié l’immonde nature du monstre et l’avez adoré. Enchanteur, vous avez éparpillé sur elle tant d’alléchements, que notre cœur et notre esprit se sont arrêtés, surpris et suspendus. — C’est le comble de l’enchantement. Mais, un beau jour, nous nous sommes aperçus que nous adorions ce brave, cet honnête Vautrin, que nous chérissions ce charmant M. Ferragus, ancien galérien, chef des dévorants et l’un des fameux Treize. Bixiou, Lousteau, Bastignac, en un mot tous ces démons secondaires qui sautillent dans les colonnades de votre édifice, nous semblèrent de très-agréables compagnons. Après avoir fait ainsi connaissance avec cette séduisante canaille, on ferme le livre de M. de Balzac, on se tâte et l’on finit par se dire : « Ma foi, je crois que je tuerai bien le mandarin ! » Ceci mène, en projection perpendiculaire, à une morale très-large, la morale de la force. Toute supériorité devient bonne. Tel est un fripon, mais c’est un homme bien fort ! Monsieur triche au jeu, mais il fait si joliment filer la carte ! Ce loup-cervier est un homme sans mœurs, sans probité, sans esprit, mais il sait rouler