— C’est un fou ! pensai-je, dominé par cet orgueil détestable qui nous porte à considérer comme insensés tous ceux dont les actions ou les discours nous sont inintelligibles et à taxer de folies les choses dont le sens réel nous échappe.
Comme s’il eût voulu m’ôter jusqu’au moindre doute à cet égard, mon voisin se pencha vers le fauteuil placé à sa gauche et parut échanger quelques paroles avec un spectateur imaginaire. Ce fauteuil était de ceux qu’on avait retenus dans la journée ; un carton fixé au dossier indiquait que la place était louée, et sans doute le locataire, encore absent, ne se préoccupait que de la grande pièce. J’ai oublié de dire que le spectacle commençait par un vaudeville du répertoire.
En ce moment, un de mes amis entra à l’orchestre, passa devant moi, serra la main que je lui tendis et me salua par mon nom. Mon voisin se retourna aussitôt et me considéra quelques instants avec assez d’attention.
— Parbleu ! mon cher compatriote, — car vous êtes de la Charente, je crois, — je suis ravi de vous voir, me dit-il après un court silence.
— À qui ai-je l’honneur de parler ? demandai-je surpris au plus haut point.
L’inconnu fouilla dans sa poche et me tendit sa carte le plus galamment du monde. L’étonnement faillit m’arracher un cri ; Dieu merci, il expira dans mon gosier. Sur cette carte, je lus ces mots :
— M. de Rastignac ? répétai-je d’une voix incrédule.
— En personne.
— Celui qui est né à Ruffec ?
— Précisément.
— Le cousin de madame de Bauséant ?
— Lui-même.
— C’est vous qui avez vécu dans la pension bourgeoise de madame Vauquer, née de Conflans ?
— Juste.
— Qui avez connu le père Goriot et Vautrin ?
— Sans doute.
— Ainsi vous existez ? lui demandai-je assez bêtement.
M. de Rastignac se prit à sourire.
— Trouvez-vous donc que j’aie l’apparence d’un fantôme ? dit-il en frisant sa moustache.