Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/390

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temps, je ne suis pas sorti de ce lit où je travaille nuit et jour à la grande œuvre pour laquelle je me suis condamné à cette vie de cénobite, et que je viens heureusement de terminer ; car mes forces sont à bout. Depuis longtemps je rêvais à l’entreprise que j’ai enfin exécutée, mais j’avais éprouvé qu’un travail sérieux est impossible au milieu des distractions du monde et du tracas des affaires. J’ai donc brisé tous les liens qui m’attachaient à la vie commune, j’ai fui le genre humain et je me suis enterré vivant. Maintenant que mon œuvre est accomplie, je ressuscite et je renoue mes rapports avec les hommes. Je suis bien aise de commencer par vous. »

Cette œuvre si pompeusement annoncée et qui avait coûté si cher à son auteur, n’était rien de moins qu’une tragédie en cinq actes, en vers, dont il me fallut entendre la lecture d’un bout à l’autre. Le sujet était la mort de Charles Ier. Balzac y avait mis tous ses sentiments royalistes, car il était royaliste alors, ou à peu près, royaliste constitutionnel comme on l’était sous la Restauration. La pièce me parut irréprochable au point de vue des règles classiques. Les vers étaient corrects, les trois unités rigoureusement observées. Il y avait çà et là quelques éclairs de génie, quelques profondes intuitions du cœur humain, surtout dans Cromwell ; mais l’ensemble était froid et passablement ennuyeux. Il remarqua sans doute cette impression sur ma figure ; car il sembla peu content de l’effet produit. Cependant il m’annonça l’intention de lire sa pièce en comité du Théâtre-Français. Je ne sais s’il osa se risquer devant l’aréopage comique ; mais je n’en ai jamais entendu parler depuis, et je crains que ce premier ouvrage d’un écrivain, devenu si célèbre, ne soit entièrement perdu pour les amateurs de pièces rares et inédites. Du moins il n’en est pas question dans la liste très-complète que Balzac lui-même a donnée de ses ouvrages imprimés ou destinés à l’être. M. Baschet cite cette tragédie sous le titre d’Henriette d’Angleterre, et raconte qu’elle fut soumise au jugement de l’académicien Andrieux, qui déclara l’auteur incapable de mieux faire. Je crois qu’Andrieux avait raison, au moins en fait de tragédie. Les essais toujours malheureux que Balzac a tentés depuis, au théâtre, semblent prouver qu’il s’était trompé au premier abord sur sa vocation. Il est rare qu’il n’en soit pas ainsi, et qu’on ne fasse pas fausse route à l’entrée de la carrière. Je n’accepte pas même comme un démenti le succès de sa comédie posthume de Mercadet, qui est un excellent roman plutôt qu’une bonne pièce, et qui a réussi peut-être parce qu’elle était posthume.

Peu de jours après cette singulière entrevue, je partis pour la province et je fus longtemps sans revenir à Paris. À mon retour, je m’informai de Balzac auprès de nos amis communs. On me dit que son père était mort laissant des affaires embarrassées, que sa fortune était perdue, qu’il avait changé de demeure et qu’on ne savait ce qu’il était devenu. Le fait est que Balzac, réduit à vivre de son travail, évitait avec soin, par une noble fierté, ceux qui l’avaient connu dans une position meilleure. Il rompit courageusement avec le passé, et recommença une existence nouvelle. C’est sans doute à cette époque de sa vie que se sont arrêtés les biographes qui l’ont fait sortir de si bas. Il remonta en effet tous les degrés de l’échelle sociale ; mais il avait commencé par le désordre.