Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/405

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Balzac était à l’autre extrémité du salon : il me laissa contempler son buste ; puis il me cria de loin : « Le voilà, votre manuscrit ! »

Alors, je vis mon auteur, debout contre une table de travail, vêtu de sa grande robe monacale de laine blanche, la main appuyée sur un manuscrit de papier grisâtre. Le manuscrit rayonna à mes yeux comme doit rayonner à ceux du chercheur d’or la pépite qu’il vient de découvrir.

J’accourus. Sur le premier feuillet, Balzac avait écrit de sa main, en gros caractères : « Gertrude, tragédie bourgeoise, en cinq actes, en prose. » Au verso, se trouvait la distribution projetée de la pièce. Melingue était désigné pour le rôle de Ferdinand, l’amant de la belle-mère et de la bru. Madame Dorval devait jouer Gertrude. Les noms de Mathis, Barré (aujourd’hui sociétaire de la Comédie-Française), Saint-Léon, Gaspari, etc., figurent encore pour les autres rôles.

Au-dessous, l’auteur a minutieusement indiqué tout ce qui concernait l’époque, le truc de l’action, l’ameublement et le décor. Il va jusqu’à donner la mesure du double tapis qu’il juge indispensable pour la mise en scène. Ces curieux détails ont été ramenés, dans l’œuvre imprimée, aux mentions sommaires en usage.

Quant à l’unique salon dans lequel la pièce primitive devait se jouer, il fut ensuite additionné de la chambre où Pauline se suicide.

Nous décidâmes qu’une première lecture aurait lieu le surlendemain chez M. de Balzac, et que je me chargeais d’amener madame Dorval et Mélingue. Au jour indiqué, nous étions réunis, et l’auteur commença en disant d’une voix claire : Gertrude, tragédie bourgeoise !!!

— Oh ! oh ! Gertrude ! tragédie ! fit madame Dorval à mi-voix !

— N’interrompez pas, s’écria Balzac en riant.

Il reprit son manuscrit, et un silence religieux fut observé.

On s’arrêta à la fin du second acte. Impossible d’aller plus loin, tant l’œuvre était longue et touffue. En sortant, nul d’entre nous n’avait songé à faire des compliments à l’auteur sur ce que nous venions d’entendre, nous avions positivement la cervelle troublée comme si l’on nous eût fait prendre d’un vin capiteux.

Balzac nous accompagna jusqu’au seuil de sa maison, sans paraître s’être aperçu de notre irrévérence ; il nous donna un autre rendez-vous.

Balzac nous lut ses trois derniers actes. Le suicide de Pauline était l’objet d’un récit, ce qui fit encore bondir madame Dorval. Balzac s’arrêta, la regarda un moment, puis il dit :

— J’ai compris !

Et il continua.

Parvenu à la fin du cinquième acte, et sans attendre nos réflexions :

— Des longueurs ; un quart de la pièce à couper ; un récit à mettre en action…

— Et un titre à changer, ainsi qu’un comédien, s’écria vivement madame Dorval en indiquant d’une main, sur le manuscrit, le mot Gertrude, et, de l’autre, désignant Mélingue qui baissait la tête.

Le titre ne souleva point d’objections. On le remplaça par celui de la Marâtre, qu’il a glorieusement gardé. Quant à la question Mélingue, ce fut une autre