Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/413

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les principaux actionnaires. Ayant eu occasion de lire la Physiologie du mariage, qui venait de paraître, j’allai demander à Balzac de me faire des articles. Il fut très-flatté de cette démarche, nouvelle pour lui, quoiqu’il eût déjà beaucoup écrit, notamment sous le pseudonyme d’Horace de Saint-Aubin, et il m’en a toujours conservé une sorte de reconnaissance. Il fit plusieurs articles pour la Silhouette, entre autres un en trois parties sur les artistes[1]. M. Desnoyers, alors rédacteur du Journal rose, qui s’imprimait chez Selligue, dans la même maison que la Silhouette, a peut-être lui-même conservé le souvenir de ces articles qui eurent un certain succès.

Vers le milieu de 1830, j’allai demeurer rue Notre-Dame-des-Champs ; Balzac habitait rue Cassini, près de l’Observatoire. Ce voisinage, joint à nos rapports de collaboration, augmenta nos relations, et nous nous liâmes intimement. C’est moi qui le déterminai, malgré une vive répugnance, à aller frapper à la Revue de Paris, où il débuta par l’Élixir de longue vie, dont, par parenthèse, nous cherchâmes longtemps le dénoûment ; car la première partie était déjà imprimée, que l’auteur ne savait pas au juste comment le conte finirait. C’est moi qui lui ai suggéré l’idée première d’une Passion dans le désert, nouvelle qui fit dans la Revue de Paris beaucoup de sensation. Enfin j’ai passé avec lui un jour et une nuit à revoir un conte dont je ne me rappelle plus bien le titre : les Deux Exilés[2], je crois.

Balzac voulait bien faire cas de mon jugement et surtout de ma franchise. Il me consultait alors sur tout ce qu’il faisait, m’écrivait, m’envoyait chercher, venant me prendre à tout propos pour me lire ses manuscrits. J’ai passé, à cette époque, des journées et des nuits entières à son ermitage de la rue Cassini, dînant invariablement d’un consommé, d’un bifteck, d’une salade et d’un verre d’eau ; le tout accompagné d’une foule de tasses de café servies avec une patience admirable par Flore, la plus laide, comme la plus dévouée des caméristes. Que de fois la pauvre créature a dû interrompre son sommeil pour préparer la vivifiante boisson dont son maître faisait une si terrible consommation ! J’ai connu successivement chez Balzac : sa mère, madame Surville sa sœur, Lautour-Mézeray, Girardin, Berthieu de Sauvigny, Eugène Sue, Jules Sandeau, etc.

Si je provoque ces souvenirs, ce n’est pas par une vanité puérile, mais pour bien établir le degré de nos rapports. Il y a quelques années, quand tout le monde voulait avoir connu Balzac, j’ai gardé le silence. Je ne parle aujourd’hui que parce que cela peut être utile. Balzac était ce que les Anglais appellent sanguine, plein de cœur, de confiance et d’assurance. Chez lui, ce n’était pas présomption : avec tous les dehors de l’outrecuidance, je n’ai jamais connu un homme qui au fond fût plus modeste, qui reconnût plus promptement et plus sincèrement en quoi il péchait, qui fût pour lui-même un juge plus sévère. Souvent je l’ai vu déchirer avec des larmes de désespoir des pages que, la veille, il avait proclamées admirables. Il y avait donc des moments où chez lui l’amitié, l’espérance s’exaltaient extraordinairement. Il rêvait des fortunes colossales pour

  1. Voir tome XXII, page 143.
  2. Les Proscrits.