Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/46

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lesquelles se fonde la passion de madame de la Baudraye, vous revenez au donquichottisme ! je vous croyais plus fort. Décidément vous êtes de votre âge.

— La question mérite d’être étudiée, dit le savant médecin. La terreur rapproche-t-elle ou sépare-t-elle deux personnes qui s’aiment ? Mais, reprit-il en examinant avec une excessive rapidité les faces de la question, le résultat doit être en raison directe avec les caractères. Une formule générale est impossible. Cependant il n’existe que deux manières de résoudre le problème : on se fuit ou l’on se rapproche, il y a prudence ou imprudence, les tempéraments sanguins-nerveux seront imprudents, les lymphatiques seront prudents. Que deviennent alors les sous-genres, les métis ?…

— Ils se confessent, répondit Lousteau, ils hésitent, ils pleurent, ils se suicident.

— Que diable se disent-ils ? demanda M. Gravier à Gatien.

— Madame de la Baudraye pourrait être parfaitement innocente, et ce jeune homme pourrait avoir la berlue, dit Émile. D’abord, cette femme n’a pas assez d’esprit pour être ambitieuse ; puis elle a vingt-six ans, elle ignore l’amour ; enfin M. de la Baudraye est un homme âpre, content de lui-même, croyant à chaque instant qu’on le trompe, une espèce de sanglier défiant capable de donner un coup de boutoir à tort et à travers sans réfléchir au mal qu’il ferait. D’autre part, madame de la Hautoît est une dévote incapable d’inviter au Grossou l’amant de sa fille. Madame de la Baudraye aurait à tromper son père, sa mère, son mari, sa femme de chambre et celle de sa mère ; c’est trop d’ouvrage, je l’acquitte.

— D’autant plus que son mari ne la quitte pas, dit M. Gravier riant du calembour en vrai receveur de contributions qu’il était. Enfin, ils sont logés au premier, et M. de Clagny a été mis au second étage, dans l’appartement destiné aux autorités supérieures.

— Si madame de la Baudraye est vertueuse, dit doctoralement le journaliste, nos investigations feront éclater son mérite à nos yeux ; si elle est coupable d’aimer, même en tout bien tout honneur, le chef du parquet, attendu que cette passion est fondée sur d’infâmes calculs, nous sommes suffisamment autorisés à venger la belle jeunesse et les vingt-deux ans de Gatien, rival malheureux du ministère public. N’est-il pas le fils du président ? l’affaire ne sortira donc pas du tribunal, elle sera jugée à huis clos, et, tout en nous amusant ce soir, nous environnerons la beauté du plus grand respect et du mystère le plus profond. Ainsi, convenons de nos faits : cherchons des histoires à faire trembler la belle Samaritaine de Sancerre. Messieurs, je vous recommande une tenue sévère ; montrez-vous diplomates, ayez un laisser-aller sans affectation ; étudiez, sans en avoir l’air, la figure des deux criminels, vous savez ?… en dessous, ou dans la glace, à la dérobée. Nous passerons une soirée amusante. Mais voici le garde et ses chiens. Ce matin, nous chasserons le lièvre ; ce soir, nous chasserons le procureur du roi.

Cette conversation explique ce qui se passa le soir, après dîner, au château de Grossou. Le café pris, madame de la Hautoît s’assit dans sa bergère au coin du feu, M. de la Hautoît et M. de Clagny commencèrent leur trictrac. Le fils du président eut l’excessive complaisance d’apporter la lampe aux deux joueurs, de manière à