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devant les masses populaires. Les femmes qui pouvaient fonder des salons européens, commander l’opinion, la retourner comme un gant, dominer le monde en dominant les hommes d’art ou de pensée qui devaient le dominer, ont commis la faute d’abandonner le terrain, honteuses d’avoir à lutter avec la bourgeoisie enivrée de pouvoir et débouchant sur la scène du monde pour s’y faire peut-être hacher en morceaux par les barbares qui la talonnent. Aussi, là où les bourgeois veulent voir des princesses, n’aperçoit-on que des jeunes personnes comme il faut. Aujourd’hui, les princes ne trouvent plus de grandes dames à compromettre, ils ne peuvent même plus illustrer une femme prise au hasard. Le duc de Bourbon est le dernier prince qui ait usé de ce privilége, et Dieu sait seul ce qu’il lui en coûte ! Aujourd’hui, les princes ont des femmes comme il faut, obligées de payer en commun leur loge avec des amies, et que la faveur royale ne grandirait pas d’une ligne, qui filent sans éclat entre les eaux de la bourgeoisie et celles de la noblesse, ni tout à fait nobles, ni tout à fait bourgeoises.

La presse a hérité de la femme. La femme n’a plus le mérite du feuilleton parlé, des délicieuses médisances ornées du beau langage ; il y a des feuilletons écrits dans un patois qui change tous les trois ans, des petits journaux plaisants comme des croque-morts et légers comme le plomb de leurs caractères. Les conversations françaises se font en iroquois révolutionnaire d’un bout à l’autre de la France par de longues colonnes imprimées dans des hôtels où grince une presse à la place des cercles élégants qui brillaient jadis. Le glas de la haute société sonne, entendez-vous ! Le premier coup est ce mot moderne de « femme comme il faut » ! Cette femme, sortie des rangs de la noblesse, ou poussée de la bourgeoisie, venue de tout terrain, même de la province, est l’expression du temps actuel, une dernière image du bon goût, de l’esprit, de la grâce, de la distinction réunis, mais amoindris. Nous ne verrons plus de grandes dames en France, mais il y aura longtemps des femmes comme il faut, envoyées par l’opinion publique dans une haute chambre féminine, et qui seront pour le beau sexe ce qu’est le gentleman en Angleterre. Voici le progrès : autrefois, une femme pouvait avoir une voix de harengère, une démarche de grenadier, un front de courtisane audacieuse, les cheveux plantés en arrière, le pied gros, la main épaisse, elle était néanmoins une grande dame ; mais aujourd’hui, fût-elle une Montmorency, si les demoiselles de Montmorency pouvaient jamais être ainsi, elle ne serait pas femme comme il faut. »

D’autres fragments encore d’une Conversation entre onze heures et minuit, ont reparu sous le titre d’Échantillon de causerie française dans les Œuvres diverses, où ils seront mentionnés.

Nous donnons ici, pour terminer les Scènes de la Vie privée, l’introduction écrite pour les Études de mœurs au xixe siècle, 1834-1837, sous l’inspiration de Balzac, par M. Félix Davin en 1835 ; elle était destinée à paraître avant celle du même auteur écrite pour les Études philosophiques (voir plus loin); mais un retard survint qui ne permit de la publier qu’après et obligea d’en modifier le début, où la