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Page:Balzac Le Père Goriot 1910.djvu/214

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chambre de Poiret, et vous me répondez par madame Morin. Qu’est-ce que c’est que cette femme-là ?

— De quoi serait donc coupable mademoiselle Victorine ? demanda Poiret.

— Elle est coupable d’aimer M. Eugène de Rastignac, et va de l’avant sans savoir où ça la mènera, pauvre innocente !

Eugène avait été, pendant la matinée, réduit au désespoir par madame de Nucingen. Dans son for intérieur, il s’était abandonné complètement à Vautrin, sans vouloir sonder ni les motifs de l’amitié que lui portait cet homme extraordinaire, ni l’avenir d’une semblable union. Il fallait un miracle pour le tirer de l’abîme où il avait déjà mis le pied depuis une heure, en échangeant avec mademoiselle Taillefer les plus douces promesses. Victorine croyait entendre la voix d’un ange, les cieux s’ouvraient pour elle, la maison Vauquer se parait des teintes fantastiques que les décorateurs donnent aux palais de théâtre : elle aimait, elle était aimée, elle le croyait du moins ! Et quelle femme ne l’aurait cru comme elle en voyant Rastignac, en l’écoutant durant cette heure dérobée à tous les Argus de la maison ? En se débattant contre sa conscience, en sachant qu’il faisait mal et voulant faire mal, en se disant qu’il rachèterait ce péché véniel par le bonheur d’une femme, il s’était embelli de son désespoir, et resplendissait de tous les feux de l’enfer qu’il avait au cœur. Heureusement pour lui, le miracle eut lieu : Vautrin entra joyeusement, et lut dans l’âme des deux jeunes gens qu’il avait mariés par les combinaisons de son infernal génie, mais dont il troubla soudain la joie en chantant de sa grosse voix railleuse :