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Page:Balzac Le Père Goriot 1910.djvu/27

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Attirée, peut-être à son insu, par la force de l’un ou par la beauté de l’autre, mademoiselle Taillefer partageait ses regards furtifs, ses pensées secrètes, entre ce quadragénaire et le jeune étudiant ; mais aucun d’eux ne paraissait songer à elle, quoique d’un jour à l’autre le hasard pût changer sa position et la rendre un riche parti. D’ailleurs, aucune de ces personnes ne se donnait la peine de vérifier si les malheurs allégués par l’une d’elles étaient faux ou véritables. Toutes avaient les unes pour les autres une indifférence mêlée de défiance qui résultait de leurs situations respectives. Elles se savaient impuissantes à soulager leurs peines, et toutes avaient, en se les contant, épuisé la coupe des doléances. Semblables à de vieux époux, elles n’avaient plus rien à se dire. Il ne restait donc entres elles que les rapports d’une vie mécaniques, le jeu de rouages sans huile. Toutes devaient passer droit dans la rue devant un aveugle, écouter sans émotion le récit d’une infortune, et voir dans une mort la solution d’un problème de misère qui les rendait froides à la plus terribles agonie. La plus heureuse de ces âmes désolées était madame Vauquer, qui trônait dans cet hospice libre. Pour elle seule, ce petit jardin, que le silence et le froid, le sec et l’humide faisaient vaste comme une steppe, était un riant bocage. Pour elle seule cette maison jaune et morne, qui sentait le vert-de-gris du comptoir, avait des délices. Ces cabanons lui appartenaient. Elle nourrissait ces forçats acquis à des peines perpétuelles, en exerçant sur eux une autorité respectée. Où ces pauvres êtres auraient trouvé dans Paris, au prix où elle les donnait, des aliments sains, suffisants, et un appartement qu’ils étaient