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Page:Balzac Le Père Goriot 1910.djvu/280

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dition de le laisser entièrement maître de gérer les affaires sous mon nom. Il m’a promis, pour me prouver sa bonne foi, d’appeler M. Derville toutes les fois que je le voudrais pour juger si les actes en vertu desquels il m’instituerait propriétaire seraient convenablement rédigés. Enfin il s’est remis entre mes mains pieds et poings liés. Il demande encore pendant deux ans la conduite de la maison, et m’a suppliée de ne rien dépenser pour moi de plus qu’il ne m’accorde. Il m’a prouvé que tout ce qu’il pouvait faire était de conserver les apparences, qu’il avait renvoyé sa danseuse, et qu’il allait être contraint à la plus stricte mais à la plus sourde économie, afin d’atteindre au terme de ses spéculations sans altérer son crédit. Je l’ai malmené, j’ai tout mis en doute afin de le pousser à bout et d’en apprendre davantage : il m’a montré ses livres, enfin il a pleuré. Je n’ai jamais vu d’homme en pareil état. Il avait perdu la tête, il parlait de se tuer, il délirait. Il m’a fait pitié.

— Et tu crois à ces sornettes ?… s’écria le père Goriot. C’est un comédien ! J’ai rencontré des Allemands en affaires : ces gens-là sont presque tous de bonne foi, pleins de candeur ; mais, quand, sous leur air de franchise et de bonhomie, ils se mettent à être malins et charlatans, ils le sont alors plus que les autres. Ton mari t’abuse. Il se sent serré de près, il fait le mort, il veut rester plus maître sous ton nom qu’il ne l’est sous le sien. Il va profiter de cette circonstance pour se mettre à l’abri des chances de son commerce. Il est aussi fin que perfide ; c’est un mauvais gars. Non, non, je ne m’en irai pas au Père-Lachaise en laissant mes filles dénuées de tout. Je