Page:Banville - Dans la fournaise, 1892.djvu/44

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Chantent des airs, hélas ! — car tels sont leurs talents,
Qu’ils ne sauront jamais, quand ils vivraient mille ans.
Tel, pareil à ces morts échoués à la Morgue,
Tourne la manivelle indécente de l’orgue
Ou, triste comme un vieil acteur de l’Odéon,
Tourmente le soufflet du faible accordéon,
Et tel, car c’est encore une façon plus nette,
De sa bouche sans dents mord une clarinette.
Celui-là fait pleurer l’âme du violon
En jouant du Lecoq ou du Bach, c’est selon,
Et tous chantent ! — Déesse adorable, ô Musique !
Ces types accomplis de la hideur physique
Chantent d’un cœur tranquille. Oh ! comme ils chantent faux,
Et de leurs pantalons soulignant les défauts,
Toutes les fanges, par les balais reculées,
Baisent avec amour leurs bottes éculées.
Cependant, tels qu’ils sont, déguenillés, maudits,
Je les aime, ces noirs mendiants, ces bandits
Que l’âpre faim déchire et sur qui les cieux pleuvent,
Parce que sous la nue ils chantent comme ils peuvent,
Oiseaux boiteux qu’en vain sollicite l’azur,
Parce que je ne sais quel souvenir obscur
De la Lyre frémit dans leur voix étouffée
Et qu’ils sont, comme moi, de la race d’Orphée.