Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/106

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giné, exprimé et compris au moyen de gestes, d’attitudes et de courses sur un fil, on comprendra l’admiration qu’il excitait. En vain madame Saqui voulut lutter en donnant son Moine du mont Saint-Bernard, mimodrame de corde où elle tentait de représenter l’élégie du voyageur perdu sous les avalanches, et son sauvetage par les bons religieux aidés de leurs chiens dévoués, la vogue était à Hébé Caristi, et lui resta.

Pas toujours, pourtant. Un tout jeune colonel de hussards, beau et fier comme un lion, avec sa tête d’enfant décorée par une large balafre reçue à Austerlitz, devint éperdument amoureux de la comédienne. Il offrit résolument le mariage, mais en vain. C’était une de ces passions ardentes qui tuent leur homme ; celui-là se sentit perdu, et, comme rien n’avait pu toucher les rigueurs de sa maîtresse, il voulut en finir tout de suite, et se brûla la cervelle en plein théâtre des Exploits-Militaires. En retournant chez elle, Hébé mit ses deux pieds dans le sang dont le seuil du théâtre avait été inondé lorsqu’on emportait le corps de sa victime. Ce tragique événement causa une impression telle, que depuis ce jour, Hébé fut détestée et haïe autant qu’elle avait été adorée. Elle eut beau quitter la France, la malédiction du meurtre la poursuivit sans relâche. Sa brillante fortune s’était écroulée comme par magie ; partout elle rencontrait la haine, le mépris et la misère : Paris, où tout souvenir s’efface si vite, l’avait complétement oubliée depuis plus de trente ans, lorsqu’une circonstance inattendue vint remettre en lumière non-seulement le nom, mais aussi la personne de cette funambule, dont la mort devait servir de dénoûment à une lamentable histoire.

Ce conte émouvant, et tiré des entrailles mêmes de la