Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/111

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» Cependant, cette malheureuse vieille femme continua à nous étaler sa poignante folie. Tantôt elle venait avec des bouquets destinés à être offerts par elle au sortir de la répétition, ou elle nous consultait sur des cravates et sur des bijoux d’hommes ; elle nous montrait des bagues plates avec le Dieu vous garde, ou des alliances récemment achetées au Palais-Royal et portant les deux noms d’Hébé et de Raphaël. Chaque fois que j’assistais à ces infernales facéties, j’éprouvais ce mal de cœur indicible qui vous saisit au bord d’un abîme profond de mille toises, lorsque le pied vous manque tout à coup et qu’on va rouler dans l’effroyable vide. J’évitais, je fuyais par tous les moyens les confidences de la vieille funambule. Mais comment les fuir ; elle s’attachait à moi et elle parlait avec l’ingénuité d’un enfant, persuadée que pour tout le monde rien n’était plus intéressant que de lui entendre roucouler son Oaristis !

» Ô fureur ! ô délire ! vengeance de l’amour acharné sur sa proie hideuse ! Ces conversations, je ne pourrais pas les raconter, et cependant elles me poursuivent, elles se cousent à mes rêves, elles se substituent aux phrases que je veux prononcer, elles m’obsèdent, comme, parfois, tel vers d’une chanson imbécile que, malgré soi, on répète mentalement pendant des jours entiers. Je les ai oubliées et elles me dévorent, elles m’assassinent en évoquant dans mon âme une impression durable, pareille à celle qu’on éprouve dans un souterrain obscur et fétide, où brillent les toiles d’araignée et les yeux des crapauds, et où on sent vaguement courir les reptiles glacés. Non-seulement le Raphaël, heureusement resté dans la coulisse, mais Hébé non plus ne me semblait pas réelle ; à chaque instant je croyais que j’allais la voir se disloquer en morceaux ou s’évanouir en fumée, et que,