Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/148

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et dès que je l’eus porté à mes lèvres, il me fut impossible de retenir une grimace significative. Jamais plus effroyable breuvage n’avait brûlé un palais humain, et ce fut pour moi un problème insoluble de me figurer où la police laissait fabriquer le poison innommé qui faisait vivre le pauvre Margueritte. Quant à lui, il était déjà à l’armoire, et il lappait son verre d’eau-de-vie avec une joie extatique, comme si cet odieux mélange eût été la pure ambroisie du ciel.

Sans lui donner le temps de revenir vers nous, Vandevelle, qui semblait exercer une sorte d’autorité sur Margueritte, alla à lui et lui posa sa main sur le bras pour le forcer à écouter.

— Eh bien, M. Margueritte, lui dit-il d’une voix ferme, est-ce que vous ne voulez plus faire de peinture ? Vous savez que vous m’avez promis un tableau, et voilà mon ami M. X… qui serait aussi très-heureux de vous en acheter un.

— Ah ! oui, fit Margueritte s’animant, un tableau, certainement, je veux faire un tableau, mais voyez-vous, c’est si difficile ! On le porte dans sa pensée… les ombres se dissipent… il est là devant vos yeux… et puis vous prenez les pinceaux, ça n’est plus ça… (Il alla à l’armoire et but.) Et puis, voyez-vous…, vous les adorez… elles vous trompent ! Un tableau, c’est un effort… un effort… d’amour. Nous n’avons pas… les mots, comme un poëte. Il faut trouver sur la palette… des tons… qui arrachent les larmes… qui exaltent, comme un cri de guerre ! (Il alla à l’armoire et but deux verres.) Trompé, ce n’est rien, c’est-à-dire… ah ! c’est horrible, mais ce n’est rien. L’enfer… c’est quand elle n’est pas là… alors le tableau… la pensée… vous déborde… vous tue à force d’amour !…