Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/294

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le bonheur ineffable de vous revoir. Comme dans la triste Venise, où le pied des palais se couvre d’une mousse verte, et où les ronces doubles grimpent autour des piliers de marbre, le printemps semblait renaître dans son cœur blessé. Il respirait avec extase l’haleine des jasmins et des chèvrefeuilles fleuris dans les vases des balcons ; il s’attendrissait au chant des rossignols prisonniers cachés dans les feuillages. Hélas ! il y a trois jours ! (est-il possible que trois jours seulement se soient écoulés depuis le moment indicible après lequel j’ai vécu des siècles d’angoisse ?) mon cher Raoul avait eu le caprice de suivre en gondole une barque pavoisée qui s’enfuyait sur le Grand-Canal, en éparpillant dans son sillage les enchantements d’une divine musique. — Julien, Julien, me disait-il, crois-tu que je ne puis pas me souvenir des tortures que j’ai souffertes ? Non, il me semble que j’ai toujours été heureux comme tu me vois ! Elle-même, je la retrouve dans ma pensée comme une personne qui m’aurait été étrangère, et je n’éprouve pas d’émotion en revoyant ainsi cette belle figure ! Puis il ajoutait : — Vois comme les flots sont blancs d’étoiles, enivre-toi de ces parfums pénétrants et doux ; admire avec moi cette nuit de délices ! Comme il me parlait ainsi, nous avions presque atteint la barque chargée de musiciens. Je vis que Raoul regardait obstinément au milieu d’eux une jeune femme à la chevelure dorée, dont je ne pus distinguer le pâle visage. Puis, il se redressa violemment : Ce n’est pas elle ! cria-t-il. Et il tomba évanoui dans mes bras. Depuis ce moment, Madame, l’horrible fièvre ne l’a pas quitté jusqu’à l’heure de répit suprême où il a reçu les consolations d’un prêtre. En s’éveillant de son long délire, il m’a regardé avec un sourire angélique. — Écoute, m’a-t-il dit, écoute-moi