Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/58

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où un vague crépuscule envahissait la scène, notre troupe, domptée et brisée, offrait avec un degré d’intensité mille fois plus grand le spectacle que montre un bal du grand monde surpris par l’aurore. Les femmes surtout étaient affreuses à voir. Cheveux dépeignés et dénoués, robes lâches, mains noircies par la poussière, elles succombaient, et leurs teints verdis et leurs yeux gonflés auraient sérieusement apitoyé tout autre qu’un auteur dramatique. Mais lorsque enfin, pâmées de lassitude, sentant leurs jambes se dérober et les mots expirer sur leurs lèvres, elles joignaient les mains vers le poëte : — Allons, disait celui-ci avec la plus aimable des brusqueries, il n’y a pas moyen de travailler avec vous. Voyez mademoiselle Berthe : elle n’est pas fatiguée, elle ! En effet, on regardait Berthe, ses yeux étaient vifs et limpides, ses lèvres étaient roses, sa chevelure nette et lisse. Il semblait qu’elle sortit des mains de sa femme de chambre, après avoir pris un bain d’eau de senteur. — À la bonne heure, murmurait en s’éveillant à demi notre camarade Colbrun, qui, tout debout, s’était endormi d’un sommeil héroïque : à la bonne heure ! mais si mademoiselle Berthe est vampire et boit ici le sang de quelqu’un, je ne puis pas en être responsable !

» Elle ne buvait pas de sang. Mais, je dois le dire, une chose m’étonna vivement dès mon arrivée au Théâtre-Historique. à ce boulevard du Temple où, mariés ou non mariés, tout le monde se promène par couples comme dans les comédies galantes de Shakspeare, Berthe était seule, et c’était sa femme de chambre Lucette qui venait la chercher pour la ramener chez elle après le spectacle. Plus tard, et quand je me fus un peu liée avec elle, ses rapports avec les comédiens m’étonnèrent plus que je ne saurais l’exprimer. Tous lui parlaient avec déférence