Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/94

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chacun un boulet et une chaîne ! Il y a un ménage, un foyer, une vie intérieure pour l’homme de peine qui graisse la roue des wagons, et pour sa femme, la marchande de pommes qui porte son éventaire attaché à son corps et souffle dans ses doigts rouges crevassés par la bise. Rentrés dans leur bouge le soir, après leur journée faite, ils peuvent embrasser leur enfant et manger ensemble leur pauvre repas : mais il n’y a ni maison ni famille pour l’homme ou la femme qui appartient à l’un de ces monstres faits de roues d’engrenage, le Journal ou le Théâtre !

» Le jour où Henri m’a dit ces mots divins : Je vous aime ! c’était sur la scène de la porte Saint-Martin, entre deux portants ! et moi, dont le cœur battait à briser ma poitrine, au lieu de répondre, fût-ce par mon silence, j’ai fait mon entrée, et il a fallu que je récite au public une tirade de M. d’Ennery !

» Le jour de notre mariage, on donnait la première représentation d’un drame en sept actes, dans lequel j’avais un rôle de deux cent cinquante, et Henri faisait son feuilleton.

» Après la pièce, quand, brisée de fatigue et d’émotion, j’aurais eu tant besoin d’entendre une chère voix me disant : C’est bien ! et de serrer une main amie, j’ai trouvé pour toute société, dans ma loge, une femme de chambre idiote, qui m’a persécutée de ses querelles avec les habilleuses et de la perte d’un jupon tuyauté.

» Enfin, mes cheveux peignés et cet affreux rouge essuyé, je gourmandai la lenteur des chevaux qui me ramenaient vers Henri ; j’avais encore dans la tête toutes les crécelles, les voix des régisseurs, des comédiens, le sifflement des poulies, la chanson de bois des marionnettes, je me disais : Je vais entendre une parole humaine !