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Page:Banville - Mes souvenirs, 1882.djvu/84

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~+ MES SOUVENIRS.

l’approche et la présence du génie. Puis, à mesure que s’écoulait son discours net et rapide, et d’un vrai Parisien, il me semblait que des voiles étaient tombés de dessus mes yeux, que s’ouvrait devant moi tout un monde infini de rêves, d’images, d’idées, de vastes paysages, et je ne pouvais me lasser de contempler les traits de ce poète, si hardis, si caractérisés, si fermes, bien que leur fauve pâleur laissât voir encore les roses de l’adolescence et qu’ils fussent à peine estompés par le noir duvet d’une barbe naissante.

Il n’est pas étonnant que Baudelaire ait paru bizarre aux niais désœuvrés et aux diseurs de riens ; pour eux, en effet, il devait être tout ce qu’il y a de plus bizarre, car il ne disait rien qui ne fût le contraire d’un lieu commun, et il avait nativement, il tenait de sa mère infiniment distinguée et d’une nature exquise, ces belles façons abolies, cette politesse à la fois raffinée et simple, qui déjà en 1842 pouvait troubler certains bourgeois et leur faire l’effet d’un anachronisme. Il possédait une érudition immense, savait tout ce que les livres enseignent, et n’aurait même pas eu l’idée de faire étalage de sa science ; mais on sentait que sur toute chose il était renseigné et ne parlait jamais à vide. Enfin, comme le raconte Gautier, ayant déjà vu les mers de l’Inde, Ceylan, la presqu’île du Gange, il avait gardé dans ses prunelles vibrantes le ressouvenir de la vive lumière et la claire immensité des horizons.

Comme il est facile de s’en convaincre en lisant les vers de Baudelaire, ce poète en réalité n’aima jamais qu’une seule femme, cette Jeanne qu’il a toujours et si magnifiquement chantée. C’était une fille de couleur, d’une très haute taille, qui portait bien sa brune tète ingénue et superbe, couronnée d’une chevelure violemment crespelée, et dont la