Page:Barbey d'Aurevilly-Les diaboliques (Les six premières)-ed Lemerre-1883.djvu/229

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là, et ils ne m’ont pas même aperçu, et j’étais à leur coude ! Une partie de ma vie avec eux, ils ne m’ont pas vu davantage… Polis, aimables, mais le plus souvent distraits, leur manière d’être avec moi était telle, que je ne serais pas revenu à Savigny si je n’avais tenu à étudier microscopiquement leur incroyable bonheur, et à y surprendre, pour mon édification personnelle, le grain de sable d’une lassitude, d’une souffrance, et, disons le grand mot : d’un remords. Mais rien ! rien ! L’amour prenait tout, emplissait tout, bouchait tout en eux, le sens moral et la conscience, — comme vous dites, vous autres ; et c’est en les regardant, ces heureux, que j’ai compris le sérieux de la plaisanterie de mon vieux camarade Broussais, quand il disait de la conscience : « Voilà trente ans que je dissèque, et je n’ai pas seulement découvert une oreille de ce petit animal-là ! »

« Et ne vous imaginez point, — continua ce vieux diable de docteur Torty, comme s’il eût lu dans ma pensée, — que ce que je vous dis là, c’est une thèse… la preuve d’une doctrine que je crois vraie, et qui nie carrément la conscience comme la niait Broussais. Il n’y a pas de thèse ici. Je ne prétends point entamer vos opinions… Il n’y a que des faits, qui m’ont étonné autant que vous. Il y a le phénomène