Page:Barbey d'Aurevilly-Les diaboliques (Les six premières)-ed Lemerre-1883.djvu/469

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cette pensée, car ce n’est pas quelques pieds d’ordure que je veux élever sur son nom et sur ma mémoire : c’est toute une pyramide de fumier ! Plus je serai tard vengée, mieux je serai vengée… »

Elle s’arrêta. De livide, elle était devenue pourpre. La sueur lui découlait des tempes. Elle s’enrouait. Était-ce le croup de la honte ?… Elle saisit fébrilement une carafe sur la commode, et se versa un énorme verre d’eau qu’elle lampa.

« Cela est dur à passer, la honte ! — dit-elle ; mais il faut qu’elle passe ! J’en ai assez avalé depuis trois mois, pour qu’elle puisse passer !

— Il y a donc trois mois que ceci dure ? — (il n’osait plus dire quoi) fit Tressignies, avec un vague plus sinistre que la précision.

— Oui, — dit-elle, — trois mois. Mais qu’est-ce que trois mois ? — ajouta-t-elle. — Il faudra du temps pour cuire et recuire ce plat de vengeance que je lui cuisine, et qui lui paiera son refus du cœur d’Esteban qu’il n’a pas voulu me faire manger… »

Elle dit cela avec une passion atroce et une mélancolie sauvage. Tressignies ne se doutait pas qu’il pût y avoir dans une femme un pareil mélange d’amour idolâtre et de cruauté. Jamais on n’avait regardé avec une attention plus concentrée une œuvre d’art qu’il ne regardait