Page:Barbey d'Aurevilly-Les diaboliques (Les six premières)-ed Lemerre-1883.djvu/62

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laisse à penser si je dînai ce jour-là, et si je me mêlai beaucoup aux menus propos de mes honnêtes hôtes, qui ne se doutaient pas, dans leur placidité, du drame mystérieux et terrible qui se jouait alors sous la table. Ils ne s’aperçurent de rien ; mais ils pouvaient s’apercevoir de quelque chose, et positivement je m’inquiétais pour eux… pour eux, bien plus que pour moi et pour elle. J’avais l’honnêteté et la commisération de mes dix-sept ans… Je me disais : « Est-elle effrontée ? Est-elle folle ? » Et je la regardais du coin de l’œil, cette folle qui ne perdit pas une seule fois, durant le dîner, son air de Princesse en cérémonie, et dont le visage resta aussi calme que si son pied n’avait pas dit et fait toutes les folies que peut dire et faire un pied, — sur le mien ! J’avoue que j’étais encore plus surpris de son aplomb que de sa folie. J’avais beaucoup lu de ces livres légers où la femme n’est pas ménagée. J’avais reçu une éducation d’école militaire. Utopiquement du moins, j’étais le Lovelace de fatuité que sont plus ou moins tous les très jeunes gens qui se croient de jolis garçons, et qui ont pâturé des bottes de baisers derrière les portes et dans les escaliers, sur les lèvres des femmes de chambre de leurs mères. Mais ceci déconcertait mon petit aplomb de Lovelace de dix-sept ans. Ceci me paraissait plus fort que ce que j’avais lu,